Khatia Buniatishvili, la star franco-géorgienne déchaîne les passions, s’attirant l’admiration de plusieurs de ses pairs et les foudres de nombreux critiques. Elle a touché l’âme de Gidon Kremer, Paavo Järvi, Gautier Capuçon, qui la soutiennent infailliblement, quand d’autres crient à l’imposture. Son talent serait-il ni plus ni moins que de la poudre aux yeux, sa liberté vis-à-vis des partitions, une astucieuse manière de dissimuler des lacunes ? Ce dossier tente de voir plus clair dans le jeu de cette virtuose controversée. Une chose est sûre, elle bouscule l’ordre établi, défait les certitudes, interroge certaines frontières.

Un clan familial

Un chauffeur très particulier dépose Khatia Buniatishvili à notre rendez-vous non loin de la place Saint-Germain-des-Prés: son père. Dans ses jeunes années, il l’accompagnait ainsi  au conservatoire dans sa vieille Moskvitch pour lui épargner de traverser Tbilissi meurtrie par le chaos de la guerre civile. Sa sœur aînée, Gvantsa, est là aussi. Sa manageuse, son amie, sa confidente de toujours. « Elle sait tout de moi. Elle me connaît par cœur », dira Khatia un peu plus tard, avec son accent irrésistible. Leurs yeux se chargent de sourire, on en oublierait presque les masques. Deux paires d’yeux espiègles qui laissent ainsi apparaître une trame d’enfance.

C’est l’histoire de deux fillettes dociles, élevées comme des jumelles dans la Géorgie post-soviétique des années 1990. La cadette, de nature réservée, est ainsi devenue une star mondiale du piano. Un « phénomène », s’accordent à dire ses détracteurs comme ses plus grands fans par ailleurs. Avec ce que ce mot comporte de fascination, de réprobation, de préjugés parfois. Au moins tout le monde s’entend ainsi sur le caractère unique de son apparition dans la sphère musicale et médiatique. Elle détonne, elle bouscule, elle interroge nos stéréotypes. Difficile d’imaginer le chemin parcouru jusque-là. Ne pas croire que Khatia ait été propulsée du jour au lendemain sous les feux de la rampe pour son joli minois. C’est l’histoire d’une passion chevillée au corps, d’une volonté farouche, d’un tempérament de braise. Et surtout, quoi qu’on en dise : d’un talent.

Depuis l’enfance, sa mère confectionne elle même les tenues de ses filles. Avec peu d’argent mais pour autant beaucoup d’idées. « Tout le monde était étonné que l’on puisse avoir de si beaux vêtements, être si bien habillées », se rappelle ainsi Gvantsa. Aujourd’hui, Khatia fait d’ailleurs confiance à sa mère qui connaît ses goûts, son style.

C’est d’ailleurs elle qui remplit sa garde-robe. « Je n’aime pas le shopping. Je n’achète jamais rien pour moi. Ma mère s’occupe de tout, même des chaussures », confie la jeune femme dans son élégante combinaison sombre. La spectaculaire robe noire à volants, qu’elle portait lors du Concert de Paris diffusé sur France 2 le 14 juillet 2020, avait ainsi été dessinée par sa mère. Elle avait de quoi faire pâlir la tour Eiffel.

Une tenue à la Rita Hayworth sortie tout droit d’un studio hollywoodien des années trente. Sa présence crève l’écran. Là aussi, en chair et en os, masquée, sans fard, dans cet hôtel particulier du septième arrondissement. Quelques notes de Schubert résonnent depuis la pièce adjacente. C’est Gvantsa, elle aussi pianiste. Régulièrement, elles partagent la scène à quatre mains ou deux pianos. Et depuis plusieurs années, elle l’aide à organiser son quotidien de concertiste: choisir les hôtels, gérer les relations avec la maison de disque, les journalistes…

Tout cela passe par Gvantsa, qui veille sur sa cadette de treize mois. C’est d’ailleurs elle qui lui a proposé : « Khatia n’aurait jamais osé me demander. » Pour Khatia, la famille c’est un atout, un bouclier, une force. Elle peut compter sur ceux qui l’entourent et ne lui feront ainsi jamais défaut. D’ailleurs elle non plus.

Elle est d’une loyauté à toute épreuve vis-à-vis des siens : « J’ai tout fait pour organiser ma vie ainsi. Avec mon emploi du temps, je n’avais pas la possibilité de voir ma famille. C’est important de garantir cette proximité. Et ils sont très forts sur le plan professionnel. Nous formons une bonne « team ». Ma famille, c’est un grand don. » Le 23 juin, elle sera à la Philharmonie de Paris avec Gvantsa pour un feu d’artifice pianistique : Deuxième Rhapsodie hongroise de Liszt, La Valse de Maurice Ravel… Un programme à son image : flamboyant. Le concert est par ailleurs, déjà complet.

Un piano nommé désir

Entrons dans le vif du sujet : la Sonate en si mineur de Liszt – elle l’a souvent répété en interview: les pièces de bravoure ne sont pas l’apanage des seuls pianistes du sexe opposé –, son cheval de bataille, la première œuvre enregistrée pour Sony en 2011. Elle la jouait déjà à l’âge de 15 ans. Rien dans son interprétation ne laisse indifférent. Rien chez elle n’est en demi-teinte. Gvantsa m’avait d’ailleurs glissé au sujet de sa sœur : « Elle donne tout. » Au piano aussi. On joue alors comme on est.

Prenons ensuite le tempo : diabolique. Une folie. Va-t-elle pouvoir le tenir ? Oui. Dans une cavalcade dantesque, dramatique. Prenons à présent le Grandioso du premier mouvement. Voilà qu’on nous arrache les tripes. Dans cette œuvre, elle impose son style, sa pâte sonore, sa puissance. Son toucher n’est jamais en force. Le piano est lyrique à souhait, et nous fait ainsi goûter chaque harmonie. Elle livre son cœur sur un plateau. Elle exprime une forme d’ivresse dans son jeu, qui se traduit aussi physiquement quand elle est sur scène, dans sa façon de faire corps avec l’instrument : « J’inclus tout mon corps pour jouer, pour devenir immatérielle. »

À Vienne, son professeur Oleg Maisenberg l’a par ailleurs aidée à parachever cette quête du lâcher-prise : « Quand nous avons travaillé ensemble, il voulait que j’aie un rapport plus physique à l’instrument. » Pourtant, plus jeune, elle se tient droite au piano, de façon assez austère, bouge à peine. « Il avait pris ce langage corporel pour de la fierté. Au contraire. » À la fin des morceaux virtuoses, qui appelaient une fin triomphale, la jeune fille avait aussi cette fâcheuse manie de quitter le clavier en catimini, comme on se dérobe d’une fête à l’anglaise. « Il a compris que j’étais timide. »

Depuis, elle a alors trouvé le ton. Une voix qui ne peut être que la sienne et qui fait par ailleurs couler beaucoup d’encre… Que l’on aime ou non, elle ne triche pas. Elle l’a compris dès ses débuts, la scène est ainsi un espace de vérité: « Si je voulais survivre, je devais être libre. Sinon je n’arrivais pas à jouer. Personne n’a envie de mentir. Sur scène, on est très nu. Il ne reste rien d’autre que cette liberté, à laquelle il faut s’habituer. Le contrôle n’a plus de sens. C’est comme avant la mort, je crois. On ne peut pas faire autrement que d’être sincère. » Le chef d’orchestre estonien Paavo Järvi joue avec Khatia depuis près de quinze ans.

Ensemble, ils ont d’ailleurs gravé le Deuxième Concerto de Chopin (2012), et les Concertos nos 2 et 3 de Rachmaninov. Puis, se retrouvent régulièrement en tournée. « C’est l’une de mes amies proches », souffle-t-il depuis le Royaume-Uni où il est confiné. Ce qui le séduit dans le jeu de Khatia ? « Elle est passionnée, subtile, avec un toucher très doux et délicat. Elle est comme un chat sur le piano, rapide et jamais brutale. Je suis extrêmement sensible à la douceur de son toucher. Elle fait partie de ces très rares interprètes qui peuvent tout jouer : Mozart, Beethoven, Rachmaninov, Prokofiev… Elle a un spectre technique très large. » Pas étonnant que la féline interprète ait ainsi été choisie comme égérie de la maison Cartier dont l’emblème est… une panthère.

Un jeu qui soulève les passions

Partout où elle va, elle affiche complet. Généreuse avec son public, elle a un sens de la scène et du spectacle inné. La critique se montre plus réservée à son égard. Elle divise, comme peuvent encore le faire les plus grandes stars du clavier : Lang Lang, Hélène Grimaud, Yuja Wang ou Sokolov et, avant eux, un certain Horowitz, à qui l’on reprochait de prendre le pouvoir sur les compositeurs qu’il était censé servir. En 2010, lors du festival Piano aux Jacobins, Le Monde publiait une critique cinglante : « C’est un jeu d’hypermarché aux heures de pointe : on y trouve de tout, néanmoins on n’a rien envie d’acheter. »

La technique ? Un écran de fumée. Le Guardian n’y va pas non plus de main morte et qualifie en 2015 un de ses récitals au Wigmore Hall de « numéro de cirque de bas étage ». « C’est nettement pire que ce qu’on craignait », lit-on en 2019 dans Le Devoir, au sujet d’un de ses concerts. Trop vite ou trop lent, trop virtuose, trop maniéré, trop démonstratif, bref, selon la critique, elle en fait trop.

Pour son enregistrement des concertos de Rachmaninov en 2017, le cinglant Yann Moix l’étrille en direct sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché » : « Je n’ai pas aimé votre interprétation de Rachmaninov et, moi-même, je m’interroge, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que c’est parce que toutes les notes se ressemblent. […] Je ne pense pas que vous soyez un génie. »

Face à lui, la belle l’observe d’un œil circonspect, elle ne se démonte pas, le mouche habilement dans un large sourire avec une pointe d’humour et de cynisme savamment distillé. « Si vous n’aimez pas Gould, je vais accepter que vous n’aimiez pas non plus mon disque. »

Il lui oppose : « Le son parfait, c’est secondaire. » Voici l’éternel procès : on reproche ainsi toujours au virtuose de faire un mauvais usage de ses dons. « Nous ne nous déplaçons pas au concert pour écouter de la musique jouée de façon anonyme, s’agace Paavo Järvi. Khatia est une personnalité. Radu Lupu, Lang Lang sont des personnalités. La musique en a besoin. Quand vous êtes “quelqu’un”, les gens sont plus facilement contre vous. » La pianiste géorgienne se tient à distance de la critique. Elle affirme d’ailleurs ne pas lire ce que l’on écrit sur elle : « Ce qui compte, c’est ce qui se passe avec le public. Et je respecte trop ma liberté. Le but de l’art, c’est d’être complètement libre. » Une fois, tout de même, c’en est trop pour elle.

Elle prend ainsi sa plume pour répondre à un critique londonien : « Il voulait me faire passer pour quelqu’un d’inculte qui n’attachait d’importance qu’aux émotions. J’ai répondu sur chaque point. Et je me suis dit qu’après ça, plus jamais je ne lirai ni ne répondrai. » Ce qui est dit est dit. On sent d’ailleurs qu’il peut exister chez elle un côté définitif. Dont le corrélatif est la fierté. La dignité. C’est cela qui définit Khatia, aussi: un port souverain. Ne pas croire que tous les critiques sont ainsi contre elle. Son jeu « tout feu tout flamme » n’a d’ailleurs rien de chaotique ni d’incontrôlé.

Au cours d’une écoute à l’aveugle dans l’émission « La tribune des critiques de disques » sur France Musique, sa version de la Sonate en si mineur de Liszt est plébiscitée. « Je devrais détester. C’est capricieux. Pourtant la personnalité est tellement persuasive. On est totalement pris par le discours… », reconnaît Alain Lompech. Christian Merlin, critique au Figaro, fait en substance le même commentaire : « Les choses qui pourraient me déplaire sont extraordinaires ici, car c’est vivant, éloquent. Il y a une forme de flamme qui pourrait tourner à l’anarchie. Mais non. On entend une fougue exceptionnelle et maîtrisée. »

Mais reprenons par les origines : la mère, forcément. Pas n’importe laquelle. La sienne, qui l’a mise au monde, puis un peu plus tard au piano. Le piano est un terrain de jeu. Elle accompagne ainsi sa fille en chansons dans l’appartement familial, d’ailleurs souvent plongé dans le noir pour cause de coupure de courant mais tant pis, elles continuent à chanter, à jouer, à vivre, à ainsi oublier de se plaindre. Khatia lui a par ailleurs rendu hommage dans son album « Motherland » (Sony, 2014).

« S’il y a bien un amour inconditionnel, c’est celui d’une mère pour ses enfants. C’est la seule vérité. Je dois tout à ma mère. Au-delà de l’hypersensibilité que j’éprouve envers elle et de la perfection de notre relation, ma mère est une femme très douée et ses conseils ont été les meilleurs que j’aie jamais reçus dans ma vie pour trouver mon chemin. Elle s’est toujours préoccupée de mon bonheur. Jamais elle ne m’a forcée , à rien.. Elle m’a enseigné la beauté de la discipline et du travail », me disait elle au cours d’une interview deux ans plus tôt, dans une brasserie de la place des Ternes où elle venait d’ailleurs en voisine.

Vaine polémique du décolleté

On ne s’attardera pas longtemps sur le sujet. Khatia Buniatishvili est parfois attaquée pour la profondeur de ses décolletés. Robes rétro glamours, mettant ainsi en avant une plastique avantageuse, dos nus et robes bustiers très suggestives… les tenues de Khatia Buniatishvili, ses mises en scène médiatiques ou ses poses lascives sur les réseaux sociaux choquent parfois les gardiens du temple. Aurait-elle succombé aux dérives du marketing ? « La société évolue mais le milieu de la musique classique peut être assez conservateur », nous dit Paavo Järvi.

L’image d’une femme libre, qui assume par ailleurs sa féminité, bouscule l’ordre établi. Faudrait-il porter des pantalons pour être prise au sérieux? « Dans beaucoup de pays, les femmes ne peuvent pas s’habiller comme elles veulent. C’est toujours mieux d’avoir plus de liberté que moins, non ? Ceux qui osent dire qu’on n’a pas le droit de s’habiller de telle ou telle manière en concert franchissent une ligne un peu dangereuse… » Le débat est vieux comme le monde, mais il est parfois de bon ton de rappeler certaines vérités: avoir du sex-appeal ne fait ainsi pas d’une femme une écervelée.

Libre et insoumise

« Elle est entière », confie ainsi son agent Jacques Thelen à qui elle est par ailleurs restée fidèle, malgré les propositions d’autres grands agents internationaux. On l’aura ainsi compris, Khatia a l’esprit de famille. Et avec elle, c’est tout ou rien. D’ailleurs, quand elle prend une décision, elle s’y tient. Comme de refuser de jouer en Russie. À prendre ou à laisser. Dans une vidéo tournée pour Paris Match en 2012, au milieu du tarmac, où elle défilait d’ailleurs dans des tenues glamours dont elle a alors le secret, elle répétait ainsi devant les réacteurs des avions, cet engagement de principe, en ayant conscience que cette action n’aurait par ailleurs pas de conséquences décisives : « Je n’aime pas la politique russe depuis des siècles, depuis que l’impérialisme existe. »

La Géorgie, pays situé stratégiquement sur la rive orientale de la mer Noire connaît des relations plus que tendues avec son voisin russe. Khatia est née en 1987 dans la ville côtière de Batoumi, mais c’est à Tbilissi qu’elle grandit, alors que la guerre civile fait rage et que le pays s’enfonce peu à peu dans une profonde instabilité politique. Les années 1990 sont marquées par la corruption et la criminalité : « Je n’avais pas peur, pour autant j’avais en permanence un sentiment d’insécurité. Je pensais que c’était pour toujours. Quand en 2003 il y a eu la révolution des Roses, c’était comme un miracle. J’étais très jeune. » Micheil Saakashvili, leader de cette révolution pacifique – aucune goutte de sang n’a été versée –, apparaît comme le meilleur rempart contre la domination russe. Khatia est d’ailleurs à l’image de son pays, insoumise.

Aujourd’hui, fidèle à l’adolescente de 15 ans qu’elle était alors, elle continue ainsi d’apporter son soutien à l’ex-président géorgien. Dans le documentaire « Stupéfiant! » de France 2 tourné en 2016, on la voit par ailleurs arpenter le rivage aux côtés de sa sœur, lunettes de soleil papillon, rouge à lèvres rouge, robe fluide. On croirait ainsi une star cannoise pourtant elle est à mille lieues de la croisette. C’est à Odessa, au bord de la mer Noire, que sont tournées ces images. La pianiste s’est d’ailleurs déplacée pour donner gratuitement un concert organisé par Micheil Saakashvili, exilé en Ukraine depuis sa défaite en 2013. Une personnalité qui divise. Il a notamment été critiqué pour certaines pratiques antidémocratiques.

L’ancien président déchu de sa nationalité géorgienne souhaite d’ailleurs aujourd’hui revenir dans la course à la tête du pays. Le journaliste de « Stupéfiant ! » interroge Khatia : « Vous n’avez pas peur d’être utilisée ? – Non, je suis libre. Et ce que j’aime en Micha, c’est que ce n’est pas quelqu’un qui appartient à un pouvoir. » Il entre dans le champ, les interrompt : « Elle, utilisée ? Jamais ! J’espère qu’on dira de moi dans l’avenir que j’étais un homme politique de l’époque de Buniatishvili ! » Aujourd’hui, Khatia, qui a acquis la nationalité française, vit en France, pays des droits l’homme, « pour être libre ». C’est ce cri de liberté, cette quête inextinguible, que l’on entend dans sa musique. Cela dépasse la sphère artistique et politique. C’est aussi un art de vivre.

Khatia n’est pas femme à rechercher un pygmalion, à se laisser instrumentaliser ou façonner par un homme. D’ailleurs, c’est ainsi qu’elle entend mener sa vie professionnelle. « Je voulais faire une carrière qui m’appartenait, ne pas dépendre du pouvoir d’un chef d’orchestre qui décide du destin de quelques instrumentistes. Jamais je n’ai joué avec Vienne ou Berlin, des orchestres qui ont défini l’importance de certaines choses… Je souhaitais avoir une carrière solo tout en jouant avec des orchestres, mais rester moi, être indépendante. Je ne savais pas comment j’allais faire mais ça a marché. » Peut-être, justement, en restant soi-même…

Taillée pour le succès

« Je n’ai eu aucun doute, quand je l’ai rencontrée, sur le fait qu’elle deviendrait une star phénoménale. Peu de personnes réunissent comme elle tous les ingrédients du succès. C’est une excellente pianiste, elle a une très forte personnalité, c’est une femme très puissante, confiante, charismatique, et belle en plus », souligne Paavo Järvi. Même son de cloche pour Jacques Thelen : « Le succès, ça ne s’explique pas. Ce qui est certain, c’est que Khatia a quelque chose à dire. Elle fait du bien à la musique classique. »

Elle fait ainsi entendre sa voix sur scène, mais aussi sur les plateaux télévisés, dans les médias, attirant un nouveau public. Il faut dire qu’elle ne s’impose aucune limite de répertoire, navigue au gré de ses réflexions et de ses envies. Dans la chanson Kaleidoscope de Coldplay, c’est d’ailleurs elle que l’on entend jouer au piano. Elle figure par ailleurs sur l’album « A Head Full of Dreams ». Des rêves plein la tête, voilà qui lui sied bien. En dehors de ses apparitions régulières au « Grand Échiquier » et de sa présence désormais incontournable lors du traditionnel Concert de Paris le 14 juillet, elle se produit partout dans le monde.

Son nouvel album, « Labyrinth », s’était ainsi écoulé à 10 000 exemplaires deux mois et demi à peine après sa sortie, sans compter les plus de deux millions de streams comptabilisés. Avec ce disque « grand public », elle mélange les genres. Ennio Morricone, Satie, Gainsbourg, Chopin, Ligeti, Arvo Pärt… Elle s’insurge contre les classements, refuse de mettre la musique et les gens dans des cases : « Les genres et époques n’ont pas une si grande importance. Ce qui reste, c’est l’émotion. Le but essentiel de la musique, c’est ça. » L’album s’ouvre sur le thème de Deborah d’Ennio Morricone, tiré du film Il était une fois dans l’Ouest.

« Sa musique crée une ambiance qui nous jette directement dans le passé, la rêverie, l’enfance. Elle nous donne envie de croire en l’amour. Elle réveille tout cela en nous », confie cette grande rêveuse qui malgré son succès, n’oublie pas d’où elle vient. « On peut déshumaniser les gens quand on les réduit à penser au strict minimum. » Elle est d’ailleurs marraine du projet Démos, une action de démocratisation de la culture basée sur la pratique de l’orchestre. Avec les apprentis musiciens, elle a enregistré le Canon en ré de Pachelbel. À présent, elle voudrait s’investir dans un projet caritatif pour lutter contre la pauvreté en Géorgie, « de façon structurée, avec une équipe ». À suivre…

L’enfant sauvage

Khatia se décrit comme une enfant introvertie. Qui lit beaucoup et ne parle qu’à ceux en qui elle a « une entière confiance ». La première fois que je la rencontrai, j’avais perçu cela : quand elle ne connaît pas, elle se tient légèrement sur ses gardes. De son enfance, elle a ainsi conservé une forme de distance critique face au monde qui l’entoure : « J’ai un côté sceptique envers certaines choses qui est très aigu en moi. » Une forme de méfiance qui ne l’empêche pas de cultiver l’art de la joie. Elle tient cela de sa mère. Dans la Géorgie en guerre, « on chantait ensemble, on faisait de la musique au lieu d’être accablé par la situation. » Enfant, elle ne manque de rien.

L’épicerie du coin fait crédit à la famille les yeux fermés. L’éthique, le respect d’autrui sont les valeurs fondamentales que l’on enseigne à Khatia. Elle décrit son père comme tendre et très aimant, et sa mère comme une femme forte. « Sa façon de se battre contre la peur, c’était d’agir. » Pour affronter les temps difficiles que nous vivons, une telle éducation, ça sert. Très jeune, Khatia intègre d’ailleurs d’une école pour enfants surdoués. Tout fonctionne vite et facilement. La discipline est une chose essentielle. Mais le travail n’est jamais forcé. Au contraire. « J’étais une enfant hypersensible. Je ne me sentais pas toujours très bien avec les enfants. S’ils se moquaient, je ne me défendais pas. »

Sa meilleure amie, c’est sa sœur. Elle transmet à son aînée le goût de la littérature, son autre passion. Enfant, Khatia ne jure que par Goethe, Shakespeare et Dostoïevski. Elle lit toute l’œuvre de l’écrivain russe. « À 8 ans, elle me lisait Dostoïevski à voix haute, se rappelle Gvantsa. Aujourd’hui, si je devais faire aimer la littérature aux enfants, je m’inspirerais de la méthode de Khatia ! » Elle lui fait également partager son amour de la musique. « À 7 ans, elle a découvert le Requiem de Mozart. Nous avions un magnétophone. Chaque nuit, c’était son idée, elle mettait la musique. »

Remontons encore plus loin. Khatia est âgée de 6 ans lorsqu’elle joue son premier concerto avec orchestre. Une œuvre d’Isaak Berkovich. Au même âge, elle découvre la mer. Elle ne sait pas encore nager. L’océan est assimilé à ce souvenir, « un océan de cordes ». L’enfant introvertie devient, en concert, une interprète totalement libérée. Elle comprend rapidement que « l’interprétation se fait sur scène ». Ses professeurs ne cherchent pas à brimer cet élan. Au Conservatoire de Tbilissi, elle étudie avec Tengiz Amirejibi, « un grand maître, un grand chopinien à la Rubinstein ».

Une rencontre fondamentale pour Khatia qui loue sa générosité et son intelligence, son enseignement, sa compréhension des jeunes. Ce grand mélodiste lui enseigne l’art de chanter au piano. Et lui ouvre l’horizon du clavier, qu’il fait sonner comme un orchestre. Sur le moment du cours, elle répond à chacune de ses demandes très précisément. Mais une fois sur scène, le vertige de la liberté, de l’adrénaline donne un tout autre résultat. « Il a compris que, sur scène, je devenais un peu sauvage et n’arrivais pas à me cadrer. J’avais peur qu’il vienne me critiquer après le concert. Et, au contraire, il me disait que c’était différent mais convaincant. »

Avant qu’elle ne joue en public, il avait alors l’intelligence de lui glisser : « Oublie tout ce que je t’ai dit. » À 19 ans, elle décroche une bourse et quitte Tbilissi pour Vienne, où elle travaillera avec Oleg Maisenberg. Sa carrière démarre vite. En 2008, elle obtient le troisième prix au Concours Rubinstein. « Je ne suis pas une grande compétitrice. J’ai du mal à voir les autres comme des concurrents. Au contraire, je cherchais des émotions, à tomber amoureuse… Je ne préparais pas bien le final », s’amuse-t-elle. Derniers détails. Khatia parle cinq langues et elle est souvent en retard. Elle court toujours… après son rêve.

Propos recueillis par Elsa Fottorino.

Crédit photos : Esther Haase/Sony