Comme tout mythe qui se respecte, Bach est entouré de représentations idéalisées parfois fausses que Gilles Cantagrel, le musicologue spécialiste du génie universel, interroge méthodiquement et avec art.
Gilles Cantagrel, vous annoncez dans l’avant-propos de votre dernier livre, Sur les traces de J.-S. Bach, être las des « idées reçues, légendes controuvées et […] grossières erreurs » et vouloir dénoncer les « bobards ». Quel est le plus gros bobard qui entoure la vie de Bach ?
On persiste à croire et à dire qu’il était très peu connu de son vivant et qu’il fut très vite oublié après sa mort parce qu’on n’a pas prêté attention aux sources allemandes. Or, c’est l’exact contraire qui s’est produit : les compositeurs de sa génération, les Vivaldi, Telemann et Haendel, quoique ce dernier fût sauvé par son Messie, ont disparu, mais pas Bach. Certes sa musique n’était pas à l’affiche des grandes institutions mais elle n’a jamais quitté le milieu musical professionnel. N’oublions pas Mozart découvrant Le Clavier bien tempéré en 1782 à Vienne grâce à la copie que lui confie le baron Gottfried van Swieten. Sept ans plus tard, à Leipzig, il entend, en l’église Saint-Thomas, le motet Singet dem Herrn ein neues Lied. On sait également que le Beethoven d’une dizaine d’années a travaillé Le Clavier bien tempéré sous la férule de Christian Gottlob Neefe qui avait étudié à Leipzig auprès de Johann Adam Hiller, troisième successeur de Bach comme cantor de Saint Thomas. Le recueil circulait alors sous forme de manuscrit puisqu’il faudra attendre 1801 pour disposer enfin d’une édition, mais la musique n’était pas oubliée.
Et sa musique sacrée ? Mendelssohn a-t-il redécouvert la Passion selon saint Matthieu ?
Autre erreur ! Mendelssohn n’a rien redécouvert, il s’est inscrit dans un mouvement. La Sing-Akademie de Berlin, créée en 1791, met très vite à son répertoire les motets de Bach. Carl Friedrich Zelter, qui en assure la direction en 1800, faisait travailler les chœurs des Passions et de la Messe en si mineur à partir, à nouveau, de copies manuscrites. Mendelssohn, âgé de 14 ans, reçut de sa grand-mère maternelle une copie du manuscrit autographe qu’il étudia avec enthousiasme, rêvant de la faire entendre à un large public. Persuadé que la création avait eu lieu en 1729 – c’était en fait deux ans plus tôt – à Leipzig, il la dirigea à Berlin en mars 1829. Il avait 20 ans. Ce fut un succès considérable. Il y eut trois concerts, le dernier étant assuré par Zelter.
A-t-on une idée précise du physique de Bach ? Ses différents portraits nous laissent perplexes, le seul authentique était celui réalisé par Elias Gottlob Haußmann en 1746.
Retrouver sa tombe a été digne d’une énigme policière. Schumann, déjà en 1836, la chercha, en vain, au cimetière de l’église Saint-Jean. Lors de travaux à proximité de l’édifice, en 1894, on découvrit un cercueil. On y étudia très sérieusement les ossements qu’il enfermait. On en conclut qu’il s’agissait bien du squelette de Bach. Il mesurait ainsi, selon des déductions, 1,67 m. Front haut, arcades sourcilières marquées, mâchoire inférieure saillante…Cela correspond au portrait de Haußmann. Le sculpteur Carl Ludwig Seffner utilisera ces éléments pour réaliser un buste et une statue. Elle sera considérée comme la plus ressemblante. Cette statue se dresse d’ailleurs aujourd’hui encore devant l’église Saint-Thomas.
En 2008, l’anthropologue écossaise Caroline Wilkinson a proposé une reconstitution du visage de Bach à partir du crâne et du portrait de Haußmann…
Oui, son travail est très crédible et cette tête en trois dimensions figure désormais à Eisenach dans la maison natale de Bach.
On sait d’après la nécrologie établie par Carl Philipp Emanuel et Johann Friedrich Agricola, publiée en 1754, qu’une partie de sa musique a disparu. De nombreuses cantates mais aussi des Passions.
Oui, le texte fait état de cinq Passions dont une « pour deux chœurs », qui est bien sûr celle selon saint Matthieu. En manque donc trois dont celle selon saint Marc que les musicologues tentent de reconstituer suivant le principe cher à Bach de la parodie, c’est-à-dire en réutilisant des musiques existantes. Il recourait en effet à cet outil pour pouvoir composer la masse considérable de musique qu’on attendait de lui. Aussi faut-il effacer de son esprit l’idée d’un Bach s’installant à sa table de travail le lundi matin pour s’atteler à la cantate du dimanche suivant. Les cantates étaient prévues un mois à l’avance à partir de livrets déjà disponibles.
Il y a la musique perdue et la musique découverte…
Oui, comme cette ode pour le cinquante-deuxième anniversaire du duc Wilhelm Ernst de Saxe-Weimar, Alles mit Gott und nichts ohn’ ihn (Tout avec Dieu et rien sans lui), composée en 1713 et découverte par Michael Maul dans la bibliothèque de la duchesse Anna Amalia en 2005. Elle porte le numéro de catalogue BWV 1127.
Revenons à la disparition supposée de la musique sacrée de Bach après sa mort. Ses Passions, la Messe en si mineur, du moins des extraits, les motets se maintiennent au répertoire des sociétés chorales. Mais les cantates semblent moins présentes. Y a-t-il une explication ?
Il ne faut pas oublier qu’elles sont destinées à s’inscrire dans l’office du dimanche. Or, dans le second xviiie siècle, la ferveur religieuse tiédit. À Salzbourg, par exemple, le prince-archevêque Hieronymus von Colloredo demande que la messe ne dépasse pas les quarante minutes. Du temps de Bach, elle pouvait atteindre les quatre heures ! Sous l’influence de l’Aufklärung, des Lumières, les cantates n’ont plus leur place à l’église. Elles ne se font plus entendre, même si la Passion Der Tod Jesu de Carl Heinrich Graun (ca. 1703-1759) créée en 1755 à Berlin sera donnée chaque année en Allemagne jusqu’en 1884.
La foi de Bach ne saurait être remise en cause, pas plus que sa connaissance théologique. Sa bibliothèque religieuse décrite lors de l’inventaire après décès en atteste, comme vous le rappelez. Mais dans quelle mesure Bach a-t-il été réceptif aux idées des Lumières ?
Leipzig, où il s’installe en 1723 pour y passer les vingt-sept dernières années de sa vie, accueillait une des plus anciennes universités européennes. Celle-ci avait compté parmi ses étudiants les philosophes Gottfried Wilhelm Leibniz et Christian Wolff. Du temps de Bach, y enseignaient Johann Christoph Gottsched (1700-1766), qui lui fournira le livret de l’Ode funèbre BWV 198, et Christian Fürchtegott Gellert (1715-1769) dont les poèmes seront mis en musique par Carl Philipp Emanuel Bach et Beethoven. Bach fréquentait, de près ou de loin, ce milieu universitaire. Il ne pouvait pas ne pas être au courant des idées nouvelles. Il connaissait tout.
En osant un mauvais jeu de mots, on pourrait même affirmer que Leipzig était une ville éclairée, comme vous l’écrivez, en lui consacrant tout un chapitre.
Elle se dote en effet à l’orée du xviiie siècle d’un système d’éclairage public par lanternes à huile. Il faut oublier l’image d’une ville austère et triste où Bach aurait dépéri. Goethe, qui y avait étudié, la désignait comme « un petit Paris ». On y cultivait les jardins, les cafés, l’art de la conversation, les fêtes. Elle avait une activité commerciale soutenue, signalée par deux grandes foires annuelles, à la Saint-Jean et à la Saint-Michel.
Revenons à la foi de Bach. A-t-il pu lui arriver de douter ? Vous le suggérez, page 357.
À la fin de sa vie, quasi aveugle, Bach termine sa Messe en si mineur. Cette composition associe autant des pages nouvelles qu’anciennes. Alors que, dans le Credo, il doit mettre en musique « Et exspecto resurrectionem mortuorum » (« Et j’attends la résurrection des morts »), il rédige un adagio mystérieux et angoissant au chromatisme audacieux au lieu d’une méditation recueillie.
À l’opposé, il y a très souvent dans sa musique, dans les chœurs initiaux des deux Passions par exemple, des airs en mode mineur qui s’achèvent sur une tierce picarde, sur un accord majeur.
C’est parce que sa musique sacrée participe à l’édification religieuse. Bach propose alors un parcours qui commence par un constat pessimiste et qui s’achève sur la promesse d’un avenir radieux dans la vie éternelle. Il procède de même dans la célèbre cantate BWV 82 Ich habe genug. À la mélancolie du hautbois succède une berceuse, la berceuse du sommeil de la mort, et la cantate se termine par une gigue alerte. La musique a alors fonction de catharsis.
Bach, dites-vous, connaissait tout. À l’écoute de son temps, contrairement à ce qu’on pourrait penser, il écrit une musique qui aura beaucoup évolué et assimilé tous les styles.
Oui, même l’opéra puisqu’on sait qu’il entendit Cleofide de Hasse à Dresde en 1731. Et si on écoute la dernière cantate qu’il a composée, la « Cantate des paysans », en 1742, aux tournures parfois populaires et à l’humour manifeste, on dirait du Cimarosa ou du Pergolesi. Bach connaissait tout en effet. C’était un génie universel mais il a effectué des choix, pris des options.
Nous avons évoqué la taille de Bach, ses représentations, et nous pouvons facilement nous figurer un solide gaillard. Son caractère était à son image, bien trempé. Vous lui consacrez de nombreuses pages.
Oui, c’était incontestablement une forte personnalité. Plutôt qu’affirmer qu’il avait mauvais caractère, il faudrait constater qu’il avait du caractère. Pas commode parce que très exigeant, avec ses collaborateurs et avant tout avec lui-même. Mais c’était un homme charmant, sociable et chaleureux. Cela dit, il était très conscient de sa valeur et d’une grande susceptibilité quand on touchait à son bon droit. De nombreuses querelles et conflits, que je rappelle, en témoignent.
Propos recueillis par Philippe Venturini.