L’alphabet de Vincent Borel

Le zonard, la pauvresse, le laissé-pour-compte n’ont de reconnaissance que depuis The Beggar’s Opera (1728). Pepusch et Gay créent alors l’antithèse de l’opera seria, le divertissement des puissants, et choisissent des personnages de voleurs et de prostituées. L’œuvre au succès retentissant fêta son bicentenaire avec L’Opéra de quat’sous de Brecht et Weill. L’opéra ne méprise pas la pauvreté car elle sait être vectrice d’émotion. Turin découvre La Bohème de Puccini en 1896. La mode était au vérisme dont la sensibilité sincère est la déclinaison italienne de notre naturalisme. En France, il a donné Le Juif polonais (1900) d’Erlanger, Le Chemineau (1907) de Leroux ou Louise (1900) de Charpentier.

Mais les prolétaires ne sont pas qu’urbains, la campagne leur est tout aussi cruelle.  Cavalleria rusticana, L’Arlésienne ou La vida breve sont les drames d’une ruralité soumise à l’arbitraire latifundiaire. Durant un xxe siècle de révolutions et de dictatures, d’autres tabous, souvent inhérents à la misère, sont abordés ; l’infanticide avec Jenufa, le suicide dans Katja Kabanova. Lady Macbeth de Mzensk massacre l’ordre bourgeois et finit au goulag. Elle y rejoint De la maison des morts de Janácek et la Siberia d’Umberto Giordano.

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Les théâtres hébergent des personnages broyés par la société, Wozzeck restant le plus fameux. Quelques mutants de ce soldat humilié errent chez Britten. Peter Grimes est anéanti par l’homophobie et le pacifiste Owen Wingrave désarticulé par sa caste familiale. Sans oublier les marins mutinés de Billy Budd et les blacks ségrégués de Porgy and Bess, unique opéra où la couleur de peau n’est pas considérée comme une curiosité décorative, Aïda excepté. Plus proche dans le temps, le Regietheater allemand a voulu, malgré ses outrances et ses mochetés, remettre sur le devant de la scène le prolétariat et l’underground, histoire d’exorciser cinq siècles de culture pour nantis. Sans grande victoire : ses adeptes ont fini par lasser le public, agacé que l’on cherche à le culpabiliser jusque dans ses plaisirs.