L’alphabet de Vincent Borel
La voix de la folie fait du yoyo, elle accomplit des écarts vertigineux au risque de se rompre le larynx. Le Robert dit trivialement « yoyoter de la touffe » pour désigner l’esprit délirant. C’est le Lucia di Lammermoor et l’Ophélie d’Hamlet. La Folie, dans Platée, fut la première à s’assumer comme telle. Autrefois, on applaudit les protagonistes malmenés par la passion, tel le preux Roland. Fou d’amour pour Angélique, il commet mille incongruités, occasion pour Lully, Haydn, Haendel et Vivaldi d’accumuler les airs de bravoure. Alcina, en perdant ses pouvoirs, nous rend zinzin quand sa voix se délite en fascinants mélismes, de « Ah ! Mio cor ! » à « Mi restano le lagrime ».
L’amour fracturé est aussi l’occasion de poignantes arias, du « Cara sposa » de Rinaldo, au « Scherza infida » d’Ariodante. La triade Bellini, Donizetti, Verdi convoqua sur scène l’hystérie clinique. Ces forcenées sont contemporaines du théâtre psychiatrique de Pinel et Charcot où le public venait chercher des réponses à ses cauchemars. Le xxe siècle lyrique se sera gavé de psychanalyse. Les possédées de Loudun de Penderecki ou de L’Ange de feu de Prokofiev fouillent les racines érotiques de l’aliénation. Les fous chantants finissent à l’asile, comme le compulsif Hermann de La Dame de pique ou le soldat Wozzeck.
Ils furent parfois des rois déchus, comme Boris Godounov et Nabucco. L’opéra peut également s’avérer dangereux pour ses fans. Franz de Télek, amoureux de la Stilla dans Le Château des Carpathes, abuse de la voix enregistrée et devient fou dès qu’on la lui ôte. Ce roman gothique est un des premiers à interroger l’obsession de l’aficionado qui réécoute des centaines de fois la même œuvre et ne ratera aucune représentation dans l’espoir de craquer au moment décisif. Mais sa monomanie ne fait pas de mal à personne, elle relève de la suave aliénation des esthètes à la Huysmans.

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