Pour sa première apparition à un festival d’Aix, Salomé de Richard Strauss assure une grande soirée de théâtre, d’orchestre et de chant. L’interprétation intense d’Elsa Dreisig, la mise en scène saisissante d’Andrea Breth et la baguette magique d’Ingo Metzmacher auront marqué cette édition 2022 du festival d’Aix-en-Provence.
Salomé, avec ses couleurs, ses moires, ses subtilités de timbres, ses déchaînements orchestraux, sa vocalité postwagnérienne assumée parce que nécessaire pour passer le flot orchestral – mais le fameux « Plus fort l’orchestre, j’entends encore Frau Wittich (la créatrice) » est, semble-t-il bien, pure invention – a trop souvent vu son rôle-titre, une princesse de 16 ans selon Wilde, confié à des Hochdramatischer aussi pesantes qu’impressionnantes.
Strauss lui-même, amoureux de la cohérence entre voix et personnage, produisit plus tard une version allégée, destinée à Maria Cebotari qui enregistra la scène finale. On y entendit, pas forcément dans cette révision d’ailleurs, tout dépendant du chef, une Mary Garden à Paris, une Teresa Stratas avec Karl Böhm pour le film de Götz Friedrich, plus récemment une Julia Migènes pour Béjart, une Catherine Malfitano pour Luc Bondy, voix plus souples, plus légères, plus crédibles en scène aussi sans doute qu’une Caballé ou une Studer, sinon aussi exubérantes que celle de Ljuba Welitsch, la référence absolue.
Trouver une nouvelle interprète marquante reste d’une difficulté insigne.

Crédit photos : Bernd Uhlig

Or, Elsa Dreisig, que rien ne semble effrayer, tournait depuis quelques années autour du rôle, ayant déjà même enregistré la scène finale en version française. C’est autour d’elle que Pierre Audy a choisi de monter l’œuvre, avec l’aide d’un des chefs les plus subtils qui soient pour le répertoire du début du XXe siècle, Ingo Metzmacher et une metteuse en scène attentive au détail de la direction d’acteur autant qu’à l’impact des images qu’elle crée, Andrea Breth, dont Aix a salué en 2019 l’extraordinaire Jakob Lenz de Wolfgang Rihm.
Résultat exceptionnel, car tous deux ont pris en compte les qualités propres de la jeune chanteuse de 31 ans, qui s’est révélée une Salomé hors norme, mais absolument captivante. A-t-on jamais vu une princesse aussi pâle, conformément au texte de Wilde, aussi lunaire que le blanc de la robe qui montre et suit sensuellement, et tout aussi innocemment, son physique gracile, mais passionné ? Son investissement fait d’elle non une actrice qui joue, mais une jeune femme qui s’autodétruit, déchirée et comblée tout autant par ce qu’elle découvre, au point d’aller sans perversité aucune jusqu’au bout de tout, joindre logiquement Éros à Thanatos.
Un OVNI scénique aussi, intense, ébloui, qui joue de son physique jusqu’à la mèche de cheveux blonds qui souligne un geste autant qu’une phrase de l’incroyable scène finale.
Andrea Breth aura su créer autour d’elle un décor multiple, avec la fameuse terrasse du texte, grand plateau baigné d’une lune blanche mobile, nu, marbre noir veiné de lumière, qui s’ouvrira sur des fosses encore plus noires, mais aussi, le traversant, le masquant même, des boites blanches coulissantes, qui aideront la chanteuse, à projeter un aigu ductile et sonore, sinon un grave peu développé : salle du banquet d’Hérode, où derrière un tulle blanc de premier plan, la table tendue de blanc évoquera, clin d’œil sacrilège, mais si percutant, la Cène même, avec le Tétrarque entouré des cinq juifs et des nazaréens et autres gardes, mais aussi celle, carrelée, ramassée, façon alcôve, où Salomé vivra enfin son exaltation, puis sa déception de la réalité, et mourra, sans qu’aucune intervention extérieure n’y participe.
Tout devient ici jeu de références et clins d’œil, jeu des inverses, avec Salomé descendant pratiquement dans la citerne, faille ouverte dont le prophète peinera à sortir, refusant cette tentation trop offerte, ou avec cette tête de Jokanaan, posée sur la nappe du banquet, de profil, pour invectiver Hérodias, hommage à tant de tableaux historiques, mais qui n’apparaîtra pas hors du baquet sanguinolent, suite à sa décollation. Jeu des évidences et des tromperies, du texte aussi, quand Hérodias se colle sans vergogne à l’un des Nazaréens, tandis que son époux négocie une danse tant désirée, et qui sera en fait partagée entre quatre doubles. Impossible d’échapper à tant d’images.
Tout cela ne serait pas possible sans la battue subtile et créatrice d’Ingo Metzmacher, composant les timbres de l’Orchestre de Paris en une symphonie miroitante de sons et de couleurs d’une ductilité, d’une force de persuasion, d’une lisibilité et d’une réponse attentive au chant qui sont exaltantes. Mais les autres ne sont pas en reste. Point besoin d’aide pour John Daszak, désormais le plus magnifique Hérode du moment, éblouissant tout de son timbre de ténor percutant, mais Angela Denoke si, qui n’a plus grand reste de son soprano d’antan, et pas non plus les ombres du mezzo qu’elle est censée être désormais, mais toujours, incontestable, la présence ? Le Jokanaan de Gabor Bretz ne retrouve pas l’impact fou que lui avait donné Roméo Castellucci à Salzbourg, mais n’en est pas moins un beau Jokannan, un peu délaissé par la metteuse en scène, Joël Prieto est un Narraboth tout de séduction vocale, et Carolyn Sproule un Page presque trop discret. Le reste de la distribution est parfait.
Formidablement atmosphérique, naviguant entre post-romantisme poétique et symbolisme en vogue au temps de sa création, portant sa force dramaturgique avec exception, cette Salomé dont Raimund Orfeo Voigt (les décors), Alexandra Charles (les costumes) et Alexander Koppelmann (les éclairages) ont su magnifier tous les aspects visuels, s’inscrit à tout point de vue dans les productions mémorables d’une œuvre capable de générer fascination et mystère comme peu d’autres.
Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, le 16 juillet.