« Il fallait vraiment courir à Strasbourg. »
1920. Francfort. La création de Der Schätzgräber (Le Chercheur de trésors), cinquième des neuf opéras de Schrecker, est un triomphe, qui sera suivi de quelques trois cent cinquante représentations en Allemagne dans les années 1920. Le compositeur est alors au faîte de sa créativité et de sa gloire, égalant même celle de Richard Strauss. Mais gloire qui sera de courte durée : bientôt passée de mode face à la Zeitoper d’Ernst Krenek, de Paul Hindemith, au raz de marée Kurt Weill, puis interdite par les nazis, et enfin ostracisée par la modernité pure et dure des années 1950, son œuvre tombe dans l’oubli des bibliothèques. Initiée aux années 1970, la Schreker revival a lentement réinstallé le compositeur sinon au répertoire, mais dans la curiosité du public, rendant leur primauté à Der ferne Klang (Le Son lointain) et Die Gezeichneten (Les Stigmatisés), mais laissant encore nombre d’œuvres dans l’ombre, à commencer par Der Schatzgräber, qui n’ aura connu que sept productions après guerre. Et l’ONR, qui avait monté Ferne Klang dès 2012, peut donc légitimement s’enorgueillir de sa création française, importée de la Deutsche Oper de Berlin, et particulièrement réussie.
On y croise Els, une fille d’auberge aux grandes ambitions que le vol ou le meurtre n’ont jamais fait reculer, et Elis, un ménestrel qui possède une harpe enchantée capable de découvrir des bijoux cachés, dont ceux d’une reine qui se languit de leur perte, un roi de conte de fées, un bouffon sensible, un amour découvert peu à peu, mais contrarié, une mort libératrice…

Crédit photo : Klara Beck
Pure extase poétique
Tout ressortit ici au genre du Märchen Oper, dans la lignée de Humperdinck, Siegfried Wagner, Korngold même, sans renier les apports de Richard Wagner sur le plan musical, qui donnent une incontestable splendeur lyrique à la partition. Et pour cela, le choix de Marco Letonya pour la diriger s’avère un inestimable plus. Il a le sens de ce grand lyrisme, de ces moments retentissants et de ces grandes plages de pure extase poétique, comme le grand duo d’amour entre Els et Elis à l’acte III, d’une poésie infinie, qu’on n’avait que pressentie avec le seul enregistrement existant.
Si l’équipe vocale pouvait parfaitement suivre, ce serait absolu. Mais Thomas Blondelle, élégant Parsifal ici-même en 2020 malgré un timbre peu séduisant, n’a rien perdu de sa présence scénique, mais beaucoup de ses qualités vocales d’alors, forçant désormais ses aigus. L’Els d’Helena Juntunen, naguère Salomé ici en 2017, est d’une autre tenue : elle a le physique, le foyer, la présence immédiate, et surtout la maitrise vocale du rôle, avec des aigus dardés, et la capacité à plier sa grande voix aux délicates ardeurs du duo d’amour. Paul Schweinester révèle un ténor aussi sensible et déchiré par la passion que narquois dans son rôle de méchant Bouffon. Derek Welton a un vrai impact vocal, et les seconds rôles, pour partie issus de l’Opéra Studio et des chœurs de l’ONR, par ailleurs excellents, sont tous parfaitement tenus, et joués.
Reste la production de Christof Loy (reprise ici par Eva-Maria Abelein), pour qui, à raison, il est impératif aujourd’hui de donner à ce type de conte moral une réalisation scénique qui ne soit pas une lecture au premier degré risquant la mièvrerie datée que contient implicitement le livret du compositeur. On retrouve certes des tics, comme le décor unique, salle magnifique aux parois de marbre vert foncé (Johannes Leiaker), les costumes contemporains d’une noirceur éclatante face à la robe blanche de la reine nymphomane, de la tenue de service rouge et de la robe noire d’Els, signés Barbara Drosihn, la transposition temporelle qui rend le conte plus proches de nous. Mais cela nous offre plus de cruauté incisive, plus de comportements efficaces, plus d’immédiateté, au travers d’images fortes, de scènes puissantes, et d’une narration cohérente, emportée et prenante qui prend vie sous les éclairages raffinés d’Olaf Winter.
Une rareté absolue, une présentation superbe, un chant presque uniment convainquant, une direction d’orchestre faisant accéder enfin à la vérité profonde de l’œuvre, il fallait vraiment courir à Strasbourg.
Reste Mulhouse, les 27 et 29 novembre. Courez !
Strasbourg, Opéra national du Rhin, le 8 Novembre