UN DIAMANT BRUT, PUR ET INCARNÉ

La pandémie a parfois du bon. Comme de voir La Dame de pique sans mise en scène énervante et sans décors inutiles. Seulement l’œuvre telle un diamant noir ! Le drame, la musique et la passion à l’état brut. Sans compter que la distanciation sociale donne à chaque spectateur des allures de pacha protégé de la promiscuité. Et tant pis pour ceux qui sont restés frileusement chez eux, râlant à cause de la fermeture des bars mais désertant les théâtres, malgré toutes les règles sanitaires en action. Pour sauver le début de la saison à l’Opéra de Marseille, Maurice Xiberras (directeur général) et Lawrence Foster (directeur musical) ont eu l’idée de proposer une version de chambre du chef-d’œuvre de Tchaïkovski.

Au fond de la scène, le Chœur de l’Opéra de Marseille excellemment préparé par Emmanuel Trenque
s’affirme comme l’un des meilleurs de France. En bord de scène, la pianiste et cheffe de chant Clelia Cafi ero, vaillante et sublime cariatide, porte toute l’architecture de l’œuvre avec un grand piano de concert. Pour colorer cette trame, huit musiciens (cordes et bois) de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille jouent tous les solos et interprètent la transcription due à Lawrence Foster qui imprime à la partition la noblesse de l’âme russe et l’implacable force du fatum d’un bras impérial. Sans oublier une trompette cachée dans une loge (surprise du chef) qui rehausse l’éclat du troisième acte.

Crédit photo : C. Dresse

Évidemment, on y perd en splendeur orchestrale avec cette version de poche. Mais on y gagne en clarté. Et toute la quintessence du chef-d’œuvre est là. Palpite ! C’est comme si nous avions accès aux dessins de La Joconde fiévreusement préparés par Leonard de Vinci. La mémoire et l’imagination du spectateur comblent les vides.

Last but not least, la distribution donne tout son prix à cette production et transforme une courageuse version « du pauvre » en moment inoubliable, tous souvenirs confondus. Dans le rôle-titre de la Comtesse, Mar ie-Ange Todorovitch possède à la fois la présence scénique, le sombre velours d’une voix racée et toutes les nuances d’un grand personnage mélancolique et fort. Dans le rôle de Lisa, Barbara Haveman est déchirante de jeunesse et de passion. Quelle belle artiste totalement investie dans son incarnation, jusque dans ses fragilités !

Dans le rôle écrasant d’Hermann, Misha Didyk est extraordinaire d’efficacité dramatique en amoureux amer et possédé. Mais toute la distribution mérite des éloges (Marion Lebègue, Serban Vasile, Svetlana Lifar, Alexander Kasyanov…). L’excellence des interprètes souligne la puissance d’un ouvrage, le meilleur de Tchaïkovski et l’un des plus parfaits du répertoire, concentré sur le drame de Pouchkine et d’un équilibre digne du grand Mozart.