Où Nikolaï Lugansky nous entraîne dans les dédales cosmiques du dernier Beethoven.

Enregistré dans la grande salle du Conservatoire Tchaïkovski, près de la classe où Nikolaï Lugansky a reçu le flambeau des mains de Tatiana Nikolayeva et de Sergueï Dorenski, ce disque aurait dû l’être en Italie. La Covid-19 en a décidé autrement. Il ne faut pas le regretter : le piano se déploie sans entraves, clair, admirablement timbré, campé sur un grave lisible dans l’acoustique moscovite. Le pianiste n’y est pas pour rien, lui dont le jeu se déploie lui aussi, les années passant, sans changer pour autant très perceptiblement. Lugansky s’est ainsi imposé parmi les interprètes les plus marquants de notre temps, sans chercher à prendre le pouvoir sur la musique, à s’interposer entre elle et le public. Il est de ceux qui lisent précisément la lettre des partitions et en décryptent le sens pour nous le transmettre dans l’instant.
L’analyse et la réflexion, ou cette intuition conceptualiste qu’ont les génies qui perçoivent le tout dans le détail, permettent seules à un pianiste d’intégrer tous les « possibles » d’une partition, au point que du jaillissement du geste instrumental naît la musique, chaque fois neuve et étonnante. C’est elle qui prend alors le pouvoir sur qui joue et sur qui écoute. Cette abstraction spéculative et sensible est au cœur des dernières Sonates de Beethoven, qui sont également le théâtre de la mutation du piano-forte en un instrument imaginaire qui tient de l’orchestre, de la voix, de la vibration continue, des battements du cœur, de la respiration perdue… Beethoven lance tout vers le ciel dans un ultime geste de retrait en soi qui tient de l’improvisation : l’interprète ramasse les pièces éparses pour les faire tenir ensemble, en s’oubliant pour que la musique se ressouvienne.
Beaucoup de pianistes de tous âges jouent les dernières Sonates de Beethoven d’une façon admirable qu’il serait vain de vouloir critiquer, Lugansky les recrée, dans la salle même où tant de prédécesseurs intimidants les ont jouées, avec une autorité supérieure qui nous entraîne dans les dédales cosmiques du dernier Beethoven. Plus de solfège, plus d’intendance : juste la poésie de l’exactitude portée par un chant éperdument humain et pudique.