Un admirable Parsifal à Bayreuth, des Maîtres chanteurs de Nuremberg ébouriffants à Salzbourg et à Paris, des Tchaïkovski vertigineux, une Rusalka aussi dérangeante que magnétique, Stefan Herheim nous a habitués à des productions aux multiples niveaux de lecture d’une grande richesse d’analyse. Il n’en sera pas de même avec sa production de Peter Grimes, créée en février au Staatsoper de Munich, et reprise au festival de juillet.

De cette histoire de bouc émissaire, parfaitement construite par Montagu Slater à partir de la nouvelle de George Crabbe, reste en définitive l’impression d’un projet tarabiscoté partant dans tous les sens, et de moins en moins lisible, sauf pour qui connaît à fond le chef-d’œuvre de Britten – ceux qui le découvraient ici ont dû s’accrocher !

Dispositif scénique unique, fait d’une salle commune couverte d’une voûte de bois en berceau, avec au fond une estrade et un rideau de scène bleu pâle, qui s’ouvrira  pour montrer la plage, d’où Grimes fera monter une gigantesque proue de bois, évoquant irrésistiblement le surgissement maléfique de celle du Hollandais volant de Wieland Wagner, en 1959, et surtout des ciels et des vagues, sereins ou tourmentés en de superbes tableaux signés Silke Bauer.

Luxe de détails dans un décor trop vaste

Mais aussi d’inutiles effets, comme le ballet de poissons à la Walt Disney (pour un Old Joe has gone fishing autrement incisif en fait), ou une éclipse solaire intempestive.

Crédit photo : Siener Kaufmann

On aura vite compris qu’on jouera ici le théâtre dans le théâtre, au point que la procession partie du Borrough en chasse de sa victime désignée s’installera sur ses sièges bien rangés pour assister à la scène de la cabane de Grimes, montée façon théâtre baroque, avec ses vagues en plaques de bois peintes renversables et ses personnages outrés. Des pistes se dessinent pourtant, sans être vraiment exploitées, comme la quasi-gémellité de Grimes et de Balstrode, corpulence et costumes, qui se partagent l’émotion d’Ellen et les peurs de l’apprenti, dont Grimes finira par adopter le costume de pureté blanc immaculé après l’avoir vêtu de son pull marin trop grand.

Aurait-il été lui aussi un enfant maltraité ? Questionnements fugaces bienvenus, peu exploités, et lisibilité plutôt absente, c’est fort dommage, car à part cela, la population du Borrough est traitée avec un luxe de détails quasi virtuose, même si son inscription dans le décor trop vaste laisse souvent l’impression que le metteur en scène n’a pas non plus su qu’en faire globalement. La fête chez Auntie, dérisoire comme chez Wozzeck, n’est pas cette auto-excitation de la populace qui emporte le sentiment d’horreur avec elle, le finale où, telle Senta, Ellen tente de sauter dans le vide de la fosse – on la retiendra, heureusement – n’offre pas non plus ce sentiment de calme vertigineux d’indifférence qui suit la tempête des débordements populaires.

Un accueil triomphal justifié

Le drame porte pourtant car les interprètes sont chauffés à blanc. Il faut saluer les figures d’Auntie (Claudia Mahnke), de ses nièces impudiques (Lindsay Ohse et Emily Pogorelc), tout aussi irrésistibles que le Boles tressautant de Kevin Conners, le Swallow de Brindley Sherratt, digne mais si vite prêt à fauter… Jennifer Johnston est une Mrs. Sedley encore plus percutante que d’usage, tandis que le trio de Konstantin Krimmel (Keene), Daniel Noyola (Hobson), et Robert Murray (Rev. Adams) est d’anthologie.

Tous exceptionnels, tous défoncés, tous admirables de chant. Stuart Skelton serait un Grimes éperdu si la stabilité de l’aigu ne se trouvait prête à craquer dans les merveilleux piani de Now the great Bear, et surtout dans son grand monologue. Mais le personnage, odieux et humain, buté et fragile, reste saisissant dans son enfermement. S’il ne peut plus assumer un Wotan, un Gurnemanz, Iain Paterson est un Blastrode formidable d’intensité dramatique, mais c’est la somptuosité vocale de Rachel Willis-Sorensen, déjà saluée ici dans Les Vêpres siciliennes en 2018, qui emporte tous les suffrages, montrant que de Meyerbeer à Verdi, de Traviata à Ellen Orford, tout est chez elle perfection théâtrale et vocale.

Mais il faut encore plus saluer les incontestables triomphateurs de la soirée, les somptueux chœurs de la Staatsoper, renversants de présence sonore, et l’orchestre maison, tout aussi magnifique, dont Edward Gardner ose autant faire grincer et crier les pupitres en de dantesques interludes, et les porter en permanence à un dramatisme de l’action qui supplante ce que l’on voit sur scène. Comme à chaque fois qu’il dirige Britten, il prouve qu’il en est devenu un maître incontestable, justifiant un accueil triomphal.