En octobre dernier, c’est avec cette production du Nez de Chostakovitch que Serge Dorny avait, sinon inauguré son mandat d’Intendant du Bayerische Staatsoper– pour cela il avait créé une Septemberfest avec sorties en concerts extérieurs, et reprise du répertoire maison – mais marqué son souhait de renouveler le répertoire, en y inscrivant des ouvrages jamais joués ou depuis longtemps absents, et en signalant une préférence marquée pour le XXe siècle.

Le Nez, typique de la première catégorie, est présenté comme un manifeste esthétique autant que politique, car le choix du metteur en scène a été plus que signifiant. Cinéaste engagé, metteur en scène de théâtre fêté jusqu’en Avignon, Kirill Serebrennikov a réalisé en Allemagne depuis  2017 quelques productions d’opéra fort discutées, comme un Barbier de Séville au Komische Oper de Berlin, une Salomé à Stuttgart, un Cosi à Zurich, toutes ancrés dans le monde visuel contemporain. Mais c’est surtout grâce au passionnant Parsifal  monté à Vienne en 2021 que le monde lyrique le connaît aujourd’hui.

Pas plus qu’alors, Serebrennikov, poursuivi et condamné par la justice de son pays, n’était en octobre dernier autorisé à sortir de Russie, et c’est par vidéo qu’il a réglé son spectacle coup de poing. L’œuvre aussi ironique qu’explosive d’un Chostakovitch de vingt et un ans,  inspirée par la nouvelle grinçante de Gogol est certes d’une causticité absolue, raillant les travers de l’administration et les réflexes absurdes de la société russe des années 1920 ; elle est ici, non pas détournée, mais amplifiée par le simple fait de l’avoir installée dans la Russie d’aujourd’hui, ce qui la rend plus vertigineuse encore.

Crédit photos : W. Hoesl

C’est donc dans un Saint-Pétersbourg chaotique et envahi par les glaces, où chacun vaque emmitouflé dans des parkas et autres chapkas montrant l’intégration de tous (le barbier, sa femme, l’employé de journal, etc…) dans une police d’état totalitaire omniprésente, qui coupe le nez de tout opposant supposé, que les déboires de Platon Kusmic Kovaliov, bien placé dans la hiérarchie, vont le frapper. Son appendice ayant pris sa liberté, sa position devient intenable, et c’est tout un système qui s’effondre, sans qu’il prenne vraiment conscience de son propre rôle, surtout une fois le nez revenu à sa place, ce qui lui permet de redevenir odieux.

Serebrennikov n’y est pas allé de main morte dans sa peinture d’une société contemporaine totalement défigurée : face à ceux qui n’ont plus leur nez, les autres, les puissants, les serviles, tous masqués, tous obèses – Kovaliov se débarrassera de son ventre postiche pour bien montrer sa déchéance – en ont plusieurs. C’est appuyé, cela s’enlise un peu dans l’excès et la perte des repères, mais c’est efficace en diable – présent d‘ailleurs en scène avec ses cornes rouges. C’est si dense, si envahissant, comme l’extraordinaire interlude  des percussions, qui les fait avancer comme un mur vers le public avec éclairage à contrejour éblouissant – qu’on imagine que tout ce désordre magistral (manif, camion, foule bigote…) est parfaitement réglé au cordeau.

Or, ce soir, des grains de sable se sont glissés dans la mécanique. Il faut narrer alors l’humour communicatif de l’annonceur qui arrive à faire rire la salle avec le récit complexe des mauvaises nouvelles. L’un des interprètes s’est cassé la jambe, et chantera hors scène, invisible. Il renoncera après la première partie – seconde intervention du speaker – et son rôle sera chanté par un autre, d’un pupitre côté jardin ! Mais bien plus grave, l’interprète principal, Boris Pinkhasovich, a annoncé le matin-même ne pouvoir chanter Kovaliov. Un remplaçant – il a chanté le rôle en 2011 à Aix – a été trouvé à Saint-Pétersbourg, mais rien n’est simple avec une Russie en état de blocus aérien : il lui aura fallu conduire de longues heures jusqu’à Helsinki pour pouvoir prendre un avion pour Munich. Arrivé vers 16 h, Vladimir Samsonov a eu trois heures pour s’intégrer au spectacle, particulièrement complexe. Il y sera excellent, et recevra l’ovation méritée. D’où l’idée, pour lui permettre quelque repos, d’un entracte improvisé ce soir après la scène de la cathédrale, bizarrement déplacée avec le galop qui la précède (une tempête de neige) après le septième tableau ! Déséquilibre du récit, mais effet de fin d’acte réussi.

Galvanisés par ce nouveau compagnon, les vingt-cinq interprètes des trente-trois autres rôles se donnent à fond. On citera Laura Aikin boudinée (Praskovia Ossipovna), toujours ébouriffante d’aigus, Doris Soffel, impressionnante Vieille Dame, circulant en cercueil, Mirjiam Mesak, délicieuse voix anonyme à la cathédrale, Sergueï Leiferkus, barbier toujours sonore, l’indispensable Andreï Popov, chef de la police glapissant d’aigus séraphiques, Sergueï Skorokhodov, valet, le délicat Sean Michael Plumb, le très présent Guennadi Bezzubenkov, et Ulrich Ress, et Tansel Akzeybek et Balint Szabo et Martin Snell et  Milan Siljanov et Anton Rositskiy … Quelle troupe, quel vivier ! Et bien entendu, le chœur n’est pas en reste. Et assurément l’orchestre non plus, qui éblouit.

Tout cela tient sur la baguette de Vladimir Jurowski, d’une précision absolue, mais aussi d’une dynamique d’enfer, ce qui n’exclut ni la mise en valeur des couleurs richissimes de la partition, et des sonorités rares ou luxuriantes extirpables de l’énorme masse orchestrale, ni même de rares instants de poésie surréaliste. C’est dans ce répertoire du XXe siècle, russe (Guerre et Paix demain), polonais (Penderecki hier), dans Wagner aussi où on l’entendit merveilleux – que le nouveau directeur musical de l’orchestre semble assurer au mieux la succession de Kirill Petrenko.

Une soirée hautement symbolique de l’esprit nouveau de la maison, mais qui a aussi montré que le Staatsoper est aussi capable de relever tous les défis qui font la vie d’un théâtre en période agitée, quand il faut que malgré tout, le spectacle commence.

Munich, Bayerische Staatsoper, le 20 juillet.