« Que se passe-t-il lorsque le personnage et le récit disparaissent, et que les interprètes, leurs corps, leurs voix et leur présence interagissent avec la glorieuse musique de Bernstein ? » La réponse à la question posée dans le programme de salle par Daniel Fish, en guise d’explicitation dramaturgique de son spectacle, est hélas : rien !
C’est qu’il refuse effectivement toute narration et le texte même de Candide, pourtant irrésistible d’ironie voltairienne, mais ici entièrement coupé, pour imposer de courtes et plates interventions résumant, non pas l’action, mais l’esprit d’un aujourd’hui plein de poncifs, débitées par un Monsieur Loyal du pauvre, narrateur non identifié. Et fait de ces lieux sensés évoquer Cadix, Eldorado ou Venise, et autres stations idéalisés d’un chemin initiatique drolatique, une scène brute, vide, avec comme seuls événements, un geyser de mousse (le tremblement de terre de Lisbonne ?), un changement de costumes uniformes (pour montrer la facilité d’assimilation de l’Old Lady ?), un geyser à nouveau, plus mousseux, et une énorme sphère de plastique transparent qui se dégonflera peu à peu après avoir parcouru avec légèreté la scène de cour à jardin et retour. Mais, contrairement à son interrogation du programme, il anéantit aussi tout jeu d’acteur, toute interaction avec la musique, par une non présence voulue d’individus privés de leur personnalité expressive propre. Et fait ainsi de son propos une forme de répétition informe, déstructurée, où chacun, chanteur, acteur, semble chercher dans l’immobilité des marques inexistantes tandis que figurants et danseurs qui les doublent marchent, tombant au sol, rampent dans le vide d’un sens qui ne naîtra pas.

Crédit photo : Bertrand Stofleth
Bref, le metteur en scène américain, qui entendait « orienter l’histoire dans une voie plus ouverte, plus essentielle » en essayant de faire naître d’une Chorus line typique de la tradition américaine, les étoiles qu’elle cache – et qui resteront cachées – n’a ni innové, ni même réussi à créer un seul moment de comic operetta digne de ce nom. En guise de nouveauté, on pense aux spectacles branchés de l’underground américain des années 1970, qui au moins s’opposaient à une tradition figée, lourde, stéréotypée. Ce type de mise à nu ouverte, dérangeante, fonctionnait alors de façon salutaire, et neuve. Rien de cela ici, car il faut du talent pour savoir faire bouger des chaises toute la soirée, sans que l’ennui s’impose aussitôt. En comparaison, sans discours prétentieux, et rien d’autre que son génie de la scène vide, un Barrie Kosky à Berlin faisait hier de Candide une fête joyeuse de l’intelligence et de la créativité.
Qui sait alors si une distribution faite de ces créatures magnétiques espérées qui portent en elles ces moments d’exception, de suspension qui font merveille sur scène, aurait pu faire naître quelque chose d’autre de ce désastre ? Las, bridés comme ils le sont, ces bons interprètes n’entament jamais leur processus d’accaparement de la scène, qui happerait le spectateur en un moment de grâce. Beau chanteur, voix longue, capable de tenues d’exception, Paul Appleby reste un Candide inexistant. Aigu pétaradant, mais medium et grave manquant de soutien, Sharleen Joynt, qui l’a pourtant interprétée à Tanglewood et à Ravinia, est une Cunégonde ni glitter ni gay. Derek Walton, récent et profond roi du Schatzgräber de Strasbourg, semble effacé en Pangloss, tandis que la Paquette de Thandiswa Mpongswana ne parvient pas à exister. Tichina Vaughn, présence physique imposante, ne parvient pas à faire exploser sa Vieille Dame – n’est pas Christa Ludwig qui veut ! Sean Michael Plumb, Maximilien bien dessiné, et surtout Peter Hoare, bien servi par la chance d’avoir trois méchants à interpréter, sortent un peu de la torpeur générale, le reste de la troupe, issu de l’Opéra Studio de Lyon, ou des Chœurs, excellents, se montre impliqué, mais trop figé aussi.
Reste heureusement une fosse qui joue la partition, enfin, l’une de ses nombreuses variantes, celle dite définitive, du Scottish Opera de 1989, révisée encore, et là, la délicieuse dynamique de Leonard Bernstein prend enfin vie, charme, séduction, et rappelle sitôt l’ouverture, qu’elle est irrésistible. Wayne Marshall la conduit avec le rythme endiablé et le brillant qui conviennent, même si parfois la subtilité, la poésie intime, s’effacent un rien pour porter les lyrics les plus sensibles. Mais au moins tout Bernstein est là, enfin. Avec ce foyer, vivifiant, vrai, Candide, sauvé de l’écueil de sa non existence scénique, aura permis qu’on garde dans la tête l’envie d’aller cultiver son jardin avec le son de ce petit trésor américain dans la tête.
Lyon, Opéra, le 16 décembre