Heureux qui comme lui a fait un beau voyage et s’en est retourné vivre parmi les siens. Le Petit Prince de la guitare a posé depuis peu ses valises dans un lieu qui dit son ouverture sur le monde et son désir d’universalité.

La plupart des musiciens dédient leur intérieur à leur instrument : murs couverts de partitions, piano trônant au milieu du salon, mobilier en adéquation avec leur période musicale d’élection. Pour trouver de quel instrument joue Thibault Cauvin, il faut chercher. Rien dans son appartement n’indique son lien avec la guitare, mais il révèle ce que son instrument lui a offert : le monde.

L’adresse parisienne est située dans un quartier entre deux cultures – indienne et africaine – et entre deux gares – du Nord et de l’Est. On y accède par une longue cour transformée en petite jungle citadine de rosiers, d’érables et de figuiers. Tous les murs de l’appartement sont blancs pour souligner les couleurs chatoyantes de la décoration ethnique chic. « C’est plus un appartement de voyageur que de musicien, confirme Thibault Cauvin. La guitare n’est pas au centre. » Elle le fut pendant les vingt premières années de la vie du musicien, né en 1984 à Bordeaux. Vingt ans pendant lesquels il a raflé trente-six grands prix de concours internationaux de guitare.

Crédit photo : Bernard Benant/Sony Classical

Ce palmarès jamais égalé lui a offert des concerts dans le monde entier. Il s’est ensuivi ce qu’il a appelé sa « tournée sans fin » : outre les salles traditionnelles de concert de New York, Buenos Aires, Kyoto, Seattle, Ottawa, Paris et Bordeaux, Thibault Cauvin s’est produit dans de nombreuses ambassades de France. Et dans tout un tas de villes où la guitare est la bienvenue : Luanda (Angola), Yaoundé (Cameroun), Libreville (Gabon), Oran (Algérie), Winnipeg (Canada), Shanghai (Chine), etc. Cet aspect étonnant de sa carrière est devenu un passeport médiatique : tous ses fans connaissent sa boîte de guitare blanche couverte d’autocollants d’aéroports.

Cet amour du voyage fut aussi un concept discographique à succès intitulé « Cities » (l’opus 1 a été autoproduit en 2012 et l’opus 2 a paru chez Sony en 2018): un mélange de pièces de guitare, d’arrangements et de créations autour des villes chères à son cœur. Entre-temps, il n’a pas oublié Scarlatti et Albéniz, eux aussi des voyageurs. Thibault Cauvin le reconnaît : il joue « l’instrument idéal » du globe-trotter. Facile à transporter, la guitare connaît un grand nombre de cousines et cousins à cordes pincées à travers le monde: la cithare, l’oud, le cuatro, le cavaquinho, le ukulélé… « Tout le monde a un souvenir intime d’un moment passé avec une guitare. » Cet article ne révélera pas si c’est avec une guitare que Thibault a séduit l’autre propriétaire de cet appartement! Pourtant, la visite commence à l’étage intime : chambre, dressing, salle de bains et boudoir se suivent sans portes superflues.

L’envie de se poser

Un foulard de Mongolie habille le grand lit. Un tapis persan tranche avec la baignoire ancienne aux pieds sculptés, une tenture murale représentant un mandala hindou surplombe la table rustique « où l’on langeait ma grand-mère », précise Thibault. Jusqu’à l’amour, l’envie de se poser et cet appartement acquis il y a un an, il n’avait pas d’adresse ! « Je n’avais pas de chez-moi, c’est vrai. Je naviguais entre les concerts, les voyages, les squats chez les copains et le surf [une passion dévorante, ndlr]. Je n’avais rien à moi, sauf la guitare et l’ordinateur. J’ai adoré cette vie. Tu es chez toi partout puisque tu n’as pas d’affaires. Et quand tu vis dans de beaux endroits, c’est facile d’être toujours chez soi. »

À force de se sentir chez lui dans les hôtels, les résidences et les appartements du monde entier, Thibault Cauvin est devenu un passionné de décoration : miroir en fer, vases colorés, masques exotiques et boîtes laquées. « Je ramenais des trucs que je laissais chez les copains, mes parents, les gens qui m’accueillaient. Souvent je m’apercevais qu’il serait impossible de rapporter tel tableau ou tel objet, alors je le laissais. J’ai acheté à un antiquaire du Bangladesh un lot de lampes dans un style anglo-indien. J’en ai une. Les autres sont toujours là-bas. »

À l’étage supérieur – salon, salle à manger et cuisine d’un seul tenant –, on trouve un lance-pierre sculpté près d’un immense canapé de velours, un tapis contemporain tissé selon une tradition berbère et des tas de cendriers… « J’ai une passion pour les cendriers alors que je ne fume pas ! », s’amuse Thibault Cauvin. Sans doute fumerait-on plutôt sur la terrasse où Thibault réunit ses amis, « des musiciens mais pas pour parler musique ! Je suis contre les frontières mais j’en mets entre la musique et ma vie personnelle ».

Rassembler les styles

Sa dernière trouvaille est celle qui le réjouit le plus : une série de flûtes à champagne achetées à Venise. Ce sont des œuvres d’art en verre de Murano signées Carlo Moretti. « On m’a fait comprendre que boire dedans serait un sacrilège, s’amuse le guitariste, mais je le ferai quand même. J’adore éprouver de la fascination pour un objet… et le désacraliser. » Pas de faute de goût pour autant. Il en est de même côté musique.

On ne trouvera pas chez lui un abus du crossover commercial mais des collaborations très travaillées avec des musiciens d’autres styles comme le chanteur pop Matthieu Chedid, le joueur de kora Ballaké Sissoko, la soprano baroque Lea Desandre ou le violoniste jazz Didier Lockwood. Le mélange de styles n’est pas une tendance mais une lame de fond dans la famille Cauvin. Thibault est le fils de Philippe Cauvin, compositeur et guitariste du groupe Uppsala qui rêvait d’une fusion entre le rock, le jazz et l’avant-garde.

« J’ai grandi dans un univers musical très riche et j’ai été formé dans la tradition classique, au Conservatoire de Bordeaux. Enfant, je n’ai jamais ressenti de barrière entre le Conservatoire et le rock un peu barré que faisait mon père ! La musique était d’abord charnelle, pas intello. Mon intention est de rassembler les styles musicaux. La guitare, qui est sans doute l’instrument le plus décliné dans toutes les musiques populaires du monde, rend ceci possible. Le père de mon père avait cette passion du voyage. Il avait à Bordeaux un garage Piaggio, savait piloter de petits avions avec lesquels il avait suivi le tracé du Paris-Dakar. Mon oncle a lui aussi vécu à Ouagadougou et en Argentine. Petit garçon, tout cela me faisait rêver. »

Sur une étagère, un héros donne la clé de cette enfance : Tintin. Le reporter intrépide et le guitariste voyageur ont une même curiosité pour le monde, cette énergie lumineuse, cet enthousiasme que rien ne semble arrêter. « Je n’ai connu aucune tension lors de mes voyages. Mes proches en sont parfois étonnés. Qui tu es n’est pas un problème, c’est la façon de se présenter qui est importante. » Pour Tintin comme pour Thibault, rien de plus banal qu’une balade dans les quartiers pauvres en Inde ou qu’une panne d’essence en pleine nuit dans un coin du 93. La seule fois où il s’est fait agresser, aime-t-il à rappeler, « c’était à Bordeaux, un lundi à 14 heures, en sortant de chez ma mère ! »

Le tableau de Leo

Jaune safran, vert olive, rouge carmin: la décoration de l’appartement emprunte le même code couleur que les pochettes de disques, les accessoires de scène et les affiches de concert. « Pour le nouveau disque et la prochaine tournée Leo Brouwer, je me suis inspiré de l’esthétique de Miles Davis des années 1960, ce mélange de classique et de pop, rouge et jaune », indique le musicien avec une pointe d’accent bordelais devant un tableau noir et blanc.

La toile en noir et blanc date de 1945 et évoque un carnaval dont le personnage principal est un conquistador. « Ce tableau du peintre cubain René Portocarrero a été le déclic de l’aventure Brouwer. Je l’ai acheté à Miami à un collectionneur ayant fui Cuba sur un rafiot avec quelques toiles comme sauf-conduit. Bien sûr il connaissait Leo Brouwer, le plus grand compositeur et guitariste cubain actuel ! »

Pendant le confinement, afin de garder le contact avec ses fans, Thibault Cauvin a eu l’idée de lancer un défi aux guitaristes du monde entier : jouer une étude de Brouwer. Courtes, ces études sont de styles très variés car Brouwer a suivi son époque, de l’expérimentale de Schoenberg à la musique de film, en s’inspirant des rythmes africains, de la guitare éclectique et du luth baroque. « Elles sont pour les guitaristes ce que les études de Chopin sont aux pianistes : chaque guitariste a son étude fétiche. » Le « concours » a fait le tour du monde jusqu’à retourner à son envoyeur, ou presque. Leo Brouwer, alerté du succès de l’initiative, a écrit trois nouvelles études pour Thibault Cauvin, à écouter sur son dernier album « Thibault Cauvin plays Leo Brouwer » (Sony).

La guitare discrète

Enfin, on descend un escalier raide pour atteindre la petite pièce dédiée à la guitare. Quelques partitions occupent les étagères – « la plupart sont sur mon ordinateur ! » – ainsi que quelques-uns des disques de sa discographie. La fameuse boîte de transport blanche est presque cachée sous l’escalier à côté d’un sac de voyage marocain « magnifique mais peu pratique ». Sur la table, la partition d’un concerto de Pierre Wissmer (1915-1992). « J’aime me mettre ici pour déchiffrer, explique-t-il en s’installant dans un petit sofa moelleux, mais, quand il faut travailler sérieusement, je bouge, car le canapé n’offre pas la bonne position pour jouer. »

Une autre guitare occupe discrètement un petit pan de mur : elle a été fabriquée en 2006 par le luthier bordelais Jean-Luc Joie, à qui Thibault est resté fidèle. En 2018, après un immense travail de recherche commencé en 1976, il a construit pour Cauvin une guitare sur mesure, capable de supporter un amplificateur révolutionnaire, invisible aux spectateurs et très performant acoustiquement. « Elle me permet de jouer dans de grandes salles, même à l’extérieur, tout en gardant le contact avec les spectateurs », explique le musicien.

Cauvin a gardé une belle anecdote pour la fin de la visite. L’appartement est la réunion de plusieurs petits logements patiemment conquis sur vingt ans par… Vincent Dumestre. Thibault a découvert l’identité de son propriétaire au moment de la vente. Dans ce même espace, on imagine sans peine des boudoirs plutôt qu’une grande pièce ouverte, une décoration baroque, un autre article sur Vincent Dumestre, chef d’orchestre et fondateur du Poème Harmonique, théorbiste et… guitariste baroque. À croire que c’est finalement la guitare qui habite cet appartement.