C’est dans le canton genevois, à l’ouest du Léman, que le violoniste d’origine albanaise a élu domicile. Les charmes du tableau n’ont pas touchés que lui… Quand une rencontre en suscite d’autres.
Champs de blé dorés survolés par les corbeaux, tournesols gorgés de soleil sous le ciel bleu parsemé de nuages… C’est au cœur de ce décor, qui semble avoir pris vie sous le pinceau de Van Gogh, que Tedi Papavrami a élu domicile. Depuis quelques années, le musicien a posé son violon dans la commune de Chêne-Bourg. Cette commune est située entre la frontière franco-suisse et Genève. « En quinze minutes à vélo, nous sommes à la Haute École de musique. » Le paramètre a son importance lorsque l’on y possède sa classe de violon, comme notre hôte.
Ce coin de Suisse romande peut se targuer d’avoir attiré par le passé et de réunir aujourd’hui encore quantité de musiciens renommés. Tedi Papavrami nous raconte avec émotion qu’avant sa disparition, en décembre 1950, le pianiste roumain Dinu Lipatti vivait à la villa Bianchi, à Chêne-Bourg précisément. Il repose maintenant dans le cimetière communal, aux côtés de sa mère Anna et de sa femme Madeleine, elle aussi musicienne. « Je me suis pris de passion pour les pianistes et le piano dès l’âge de 15-16 ans, explique Tedi Papavrami. À l’époque, cette passion a été une formidable source d’enrichissement musical, car je pouvais me défaire d’une écoute trop intérieure de l’expressivité du violon. Au piano, je suis davantage happé par la musique et le style. Cela m’ai aidé pour trouver ma propre expression. »
Ivo Pogorelich est celui qui le fascine à l’adolescence en premier lieu : « J’étais captivé par ses sonorités, son jeu parfois très articulé et ses moyens particulièrement impressionnants. » Tedi Papavrami s’enflamme en évoquant le souvenir de Vladimir Horowitz. Ce « Satan du piano » l’a inspiré au point de lui donner envie de transcrire pour violon seul quelques-unes des 555 Sonates pour clavier de Scarlatti fils. « Je suis très attaché à son disque Scarlatti. »
Quant à Arturo Benedetti Michelangeli, que le violoniste regrette de ne jamais avoir entendu en concert, il figure également au panthéon de ses pianistes favoris. Mais c’est vers Lipatti qu’il revient inéluctablement. C’est chez lui qu’il perçoit par ailleurs le plus bel équilibre. « J’éprouve en l’écoutant une sorte d’harmonie de bonté, d’expressivité, d’effacement et en même temps de charge émotionnelle. Cet interprète est un mystère au sujet duquel j’ai lu récemment un recueil de textes écrits à l’occasion de sa disparition qui montre bien à quel point il était une personnalité tombée du ciel. »

Crédit photo : Blerta Kambo
Ses débuts en Albanie
Travail, noirceur, grisaille, voilà les termes qui viennent ainsi spontanément à l’esprit de Tedi Papavrami lorsqu’il évoque Paris. Tedi y a vécu quelques années pour poursuivre ses études de violon. Il était alors dans la classe de Pierre Amoyal. Le flûtiste Alain Marion avait alors recommandé Tedi à ce grand maître du violon français. . Celui-ci l’avait en effet entendu jouer dans son pays natal, l’Albanie. Car c’est là-bas que Tedi a passé les onze premières années de sa vie. Aujourd’hui, « ce fusil, c’est mon seul lien avec l’Albanie, nous confie-t-il en nous montrant l’installation de tir de la maison. Depuis que j’ai 5 ans, j’ai toujours vu des fusils. Mon père chassait en Albanie, en particulier la bécasse, qui est l’animal le plus dur à débusquer. »
Mais Robert Papavrami était surtout musicien. Il a d’abord étudié le violon à Prague. Ensuite, à Tirana, il occupa d’abord le poste de violon solo de l’Orchestre de l’Opéra. Il sera ensuite au Conservatoire supérieur de Vlora, à deux heures de route au sud de la capitale albanaise. Le violon, Tedi avait ça dans le sang. Dans les années 1970, alors que le pays s’enfonce dans l’isolement et la répression sous le joug du dictateur Enver Hoxha, les Albanais découvrent un enfant aux dons musicaux hors du commun. Le jeune prodige donne ses premiers concerts à l’âge de 8 ans, après avoir commencé à prendre des leçons avec l’un des anciens élèves de son père. Sa mère veille attentivement sur son éducation musicale.
« Il suffisait que je me mette à jouer pour être aussitôt agressé par ses remarques. Toutes les deux secondes, elle corrigeait la direction de mon archet, me faisait remonter le violon, comptait à voix haute en chantant la note que je devais péniblement reproduire. » On ne plaisante pas avec l’éducation chez les Papavrami ! Les séances de travail sont découpées en tranches de trente minutes. Des pauses d’un quart d’heures les ponctuent. L’espiègle jeune violoniste déborde d’inventivité pour s’y soustraire. Il va même jusqu’à avancer les aiguilles de la pendule murale lors des séances de travail ou les reculer pendant les pauses.
Le goût de l’effort et des mots
Aujourd’hui, le violoniste mène une vie structurée et ritualisée. Un jour sur deux, aux alentours de treize heures, il va courir entre dix et douze kilomètres.
« La course à pied est profitable de manière certaine, explique-t-il, contrairement au travail de l’instrument qui ne l’est pas nécessairement. Au violon, on peut très bien travailler pendant une semaine dans une mauvaise direction sans faire le moindre progrès. Dans le sport, c’est différent. Sans doute que si je le pratiquais en tant que professionnel, je serais confronté aux mêmes problématiques, mais à un niveau amateur, l’activité est gratifiante car on est satisfait de l’effort accompli. On progresse ! Je pense que lorsque j’ai commencé la course à pied, c’était comme un prolongement du travail du violon. La course possède ce côté vertueux du labeur bien exécuté et quotidien et, très rapidement, j’en ai ressenti les bénéfices. Et je dois admettre que c’est un excellent anxiolytique. »
L’instrument se trouve dans une petite pièce au rez-de-chaussée de la maison du couple. C’est là que Martha Argerich a commencé à se remettre dans les doigts la Troisième Sonate de Chopin. Elle se préparait à la jouer à Hambourg, en juin dernier, lors d’un concert sans public capté en vidéo qui a fait grand bruit chez les mélomanes et musiciens de la planète. « J’étais très content et très fier que ces retrouvailles historiques se passent chez moi, se rappelle Tedi Papavrami. C’était très émouvant d’entendre notre piano joué par cette incroyable musicienne. » Quelques jours avant notre passage chez le violoniste, Martha Argerich était à nouveau venue travailler son instrument. Cette fois, elle devait préparer un programme pour violon et piano. Elle s’apprêtait à le jouer avec Renaud Capuçon.
« Pour lui éviter d’être obligée de travailler ses parties toute seule, ce qui n’est pas particulièrement stimulant, nous explique Tedi Papavrami, je lui ai donné la réplique dans deux sonates pour violon et piano de Beethoven. Martha aime travailler à la nuit tombée, il devait être environ onze heures et demie du soir. Alors que nous venions de terminer un mouvement, nous avons entendu des applaudissements dans la rue. L’espace d’un instant, j’ai cru que c’était l’une des filles de Martha qui passait dans le quartier. Elle s’était peut-être arrêtée pour nous écouter. Mais il n’en était rien. Figurez-vous, raconte Tedi Papavrami avec enthousiasme, que c’était tout simplement deux passants qui s’étaient installés là, sur le bord de la route, pour nous écouter. »
Les deux chanceux sont repartis sans connaître l’identité des interprètes. S’ils savaient ! La pianiste d’origine argentine, qui a obtenu la nationalité suisse depuis son mariage avec le chef d’orchestre Charles Dutoit, n’est pas la seule à fréquenter la jolie demeure aux volets rouge basque du couple Papavrami. Le pianiste argentin Nelson Goerner vit à un quart d’heure à vélo. Il est aussi un habitué des lieux. Les deux musiciens et amis ont enregistré ensemble un album particulièrement raffiné et élégant. Celui-ci a réunit les deux Sonates pour violon et piano de Gabriel Fauré et la Sonate en la majeur de César Franck, dans les studios Teldex de Berlin. Mais pour les mois à venir, Tedi Papavrami s’est fixé un défi auquel il travaille dans la quiétude de sa maison de Chêne-Bourg. Il voudrait en effet enregistrer la bible du répertoire violonistique que constituent les Sonates et Partitas de Jean-Sébastien Bach.
La Suisse franco-argentine
Après Dinu Lipatti, une autre légende du piano a été séduite par la paisible commune de Chêne-Bourg : Martha Argerich. À quelques encablures de celle de Tedi Papavrami, la pianiste possède une maison. Sa fille, l’altiste Lyda Chen-Argerich, et son fils, un jeune pianiste particulièrement doué y habitent . Martha Argerich vit plus proche du centre de Genève, dans un petit appartement. Les voisins ne sont d’ailleurs pas toujours tolérants avec ses séances de travail nocturnes. Lorsqu’il lui arrive d’avoir besoin d’un lieu où elle peut jouer à n’importe quelle heure, elle utilise le piano de Tedi Papavrami qui, en réalité, est surtout celui de son épouse, la pianiste Maki Okada.
Au détour d’une balade en compagnie de Willy, le chien du foyer, Tedi Papavrami nous parle aussi de son rapport compulsif à la littérature. « Dès que j’ai appris à lire, à l’âge de 4 ans, je me suis mis à dévorer les livres, énormément et continuellement. C’était un vice! », s’exclame-t-il. Il n’est cependant jamais parvenu à retrouver adulte, cet appétit rencontré pendant l’enfance. Proust lui aurait presque permis de ressentir à nouveau ce plaisir de la lecture. « J’ai eu le sentiment de rejoindre quelque chose qui devait exister quelque part en moi, tout simplement, car Proust nous parle de nous. Chacun peut se reconnaître dans sa littérature. »
Tedi cite parmi ses auteurs favoris, Dostoïevski, Kafka et bien sûr Ismaïl Kadaré. Il en est d’ailleurs le traducteur officiel depuis 2000. Alors qu’il n’avait pas encore 30 ans, le violoniste se souvient d’une nouvelle que l’écrivain avait laissée chez son père pour qu’il la lise. « Elle était tapée à la machine par son épouse, comme d’habitude. J’étais en vacances. J’avais quelques jours pendant lesquels j’avais décidé de ne pas faire de violon. Et pour m’amuser, j’ai commencé à la traduire en français. J’ai été impressionné par la difficulté », souligne Tedi. Coïncidence, à ce moment précis, l’éditeur d’ Ismaïl Kadaré testait de nouvelles plumes : « Claude Durand a beaucoup aimé ce que j’avais écrit. Il m’a engagé. J’étais heureux mais cette responsabilité me terrorisait. Pour un Albanais, c’était comme traduire Victor Hugo. »