Chez Sonia Wieder-Atherton, la violoncelliste, voyage en terre intérieure, les arts et les cultures se mêlent, se côtoient et en disent long, à commencer par son étagère russe qui raconte ses années à Moscou où elle a appris à faire chanter son instrument. Et ces photos de Kafka, Akerman, Pasolini, qui sont autant de traces d’une mémoire incandescente.

Par une matinée de mars froide et humide, la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton nous reçoit chez elle, dans un immeuble situé en face du parc de Belleville, à Paris. Malgré le masque, on devine un sourire accueillant. L’ondée a laissé place à un grand soleil et l’appartement, moderne et coloré, est des plus lumineux. Les pièces sont ouvertes les unes sur les autres et, partout, des étagères de livres tapissent les murs. Les portes coulissantes en bois, les quelques plantes vertes et les tapis rouges confèrent au lieu un climat apaisant.

Enfance cosmopolite

Sonia Wieder-Atherton habite cet appartement depuis environ six ans, après avoir vécu dans l’immeuble d’en face, mais aussi rue Henri-Chevreau et rue Pixérécourt. « Je fais la ronde du vingtième, s’amuse-t-elle en nous servant une tasse de café. Ce qui me plaît dans ce quartier, c’est que mon esprit peut tout à fait s’échapper et imaginer que je suis dans une ville différente, en Orient, au Maghreb… Parfois, j’aime aussi me raconter que je suis dans un décor de film. Là où j’étais avant, dans le fin fond du vingtième, il y avait un côté Paris village où la baguette de pain prend tout son sens. »

Il n’est pas très étonnant que cet imaginaire géographique la séduise. En effet, l’enfance de Sonia a été des plus cosmopolites. Née aux États-Unis, en Californie, d’une mère roumaine et d’un père américain, elle grandit à New York, puis arrive dans un Paris en pleine ébullition, en 1968.

Sonia Wieder-Atherton

Crédit photo : Marthe Lemelle

Rencontre envoûtante

Déjà très sensible aux sons, la petite Sonia rêve de jouer d’un instrument, sans savoir lequel. Elle songe d’abord au clavier ou à la guitare, mais ce ne sera ni l’un ni l’autre. « Je voulais apprendre à raconter des histoires avec du son, avant les mots. » Un jour, elle écoute par hasard un disque vinyle de sa mère et découvre le violoncelle ; elle est « hypnotisée ». Alors âgée de 9 ans, elle débute les cours aux côtés de Jacqueline Heuclin, l’assistante du violoncelliste Maurice Gendron dont elle intègre la classe sept ans plus tard au Conservatoire de Paris. « C’était un personnage sublime. Il nous ouvrait des mondes possibles si on savait aller les chercher. »

Sonia Wieder Atherton se souvient de son maître comme d’un homme « très précautionneux », dont les partitions étaient « comme des manuscrits de la mer Morte : il les protégeait, les plastifiait, les soignait. Il avait un côté très Visconti, toujours tourné vers le passé. On l’écoutait nous raconter ses histoires sur Karajan, Britten, ou encore la famille Menuhin… »

L’expérience slave

Si l’enseignement de Maurice Gendron la marque, c’est surtout en URSS, à Moscou, où elle part étudier pendant deux années, qu’elle va tout apprendre, dans la classe de Natalia Chakhovskaïa. Malgré une vie quotidienne difficile, l’expérience est décisive. « En Russie, on vous apprend à être interprète, c’est-à-dire à raconter avec la langue de la musique. J’ai aussi appris ce qu’était la force des mots, de la confiance : quand on vous confie quelque chose, vous savez que si vous rompez le secret, vous pouvez mettre quelqu’un en grand danger. » Les deux violoncellistes vont rester très liées, jusqu’à la mort de Natalia Chakhovskaïa en 2017.

Une photographie la représentant jeune repose sur le bureau de Sonia ; imprimée en rose à défaut d’encre, elle en est d’autant plus poétique. Chez Sonia, la culture slave est omniprésente ; en témoigne ce qu’elle nomme son « étagère russe », où une vanka vstanka, poupée traditionnelle russe, se niche au milieu d’ouvrages de littérature et de philosophie. « Ce qui est passionnant à l’Est, c’est le mélange des cultures ; la Mitteleuropa est toute petite et pourtant il y a tellement de pays et de langues différentes. »

Bic Bic Kafka

Un peu plus haut sur l’étagère, une photographie étonnante de János Fürst, avec qui Sonia a enregistré les concertos de Bartók et de Chostakovitch. Le chef hongrois dresse le doigt en direction d’un petit chien qui semble l’écouter, attentif. « C’est mon teckel, Bic Bic Kafka. » À l’évocation de son chien disparu, un sourire passe dans les yeux de la violoncelliste. « János connaissait mon amour pour Bic, et comme je l’appelais Kafka, il lui a dit : “Tu dois savoir jouer Bartók.” Sur la photo, il vient de le mettre sur ses genoux et commence sa première leçon. »

Même s’il n’est physiquement plus là, Bic a laissé des traces dans l’appartement. Amusée, Sonia Wieder-Atherton désigne un conte russe posé sur le piano, La Dame au petit chien de Tchekhov, et nous montre la reliure complètement déchirée. « Je le protégeais de Bic car il mangeait tout ce qui était russe ! Les livres, les disques, Dostoïevski, Chaliapine… dévorés. Mais il ne touchait pas au reste. Un jour, un Russe m’a expliqué que c’était parce qu’en Russie, la colle est faite avec de la poudre d’os. »

Très sensible à toute forme d’art, la violoncelliste adore étudier, que ce soit les langues, les textes… Et chez elle, les cultures des plus variées se mêlent sans cesse. Sur les autres étagères, on trouve ainsi de la littérature anglo-saxonne, de la littérature française, mais aussi des rangées consacrées à la philosophie. Près du bureau, dans le salon de musique, un radiateur est recouvert de textes de Giacometti, de Giovanna Marini, d’une prière aztèque, et d’une photo de Franz Kafka.

Les choses circulent

Le salon de musique s’inscrit dans la continuité de la pièce principale. Là aussi, des tapis rouges, du bois, des étagères, la plupart garnies de partitions, et des dossiers faisant écho aux grands projets qui ont marqué la carrière de Sonia : « Odyssées », « Exil » ou encore « Danses nocturnes »… « Je suis intéressée par les différentes formes artistiques. Pour moi, les choses circulent. La danse, le cinéma, la littérature… tout cela me nourrit, et nourrit aussi ma musique. Par exemple, ma recherche sur les chants juifs a été très présente quand j’ai travaillé l’Arpeggione de Schubert. Ce sont des ramifications, tout le temps. Je n’avance pas de manière linéaire. »

Parmi ses partitions favorites, le manuscrit d’Invece, une œuvre de Pascal Dusapin, composée spécialement pour elle. Entre les portées aux notations fines et élégantes, une trace retient notre attention. « C’est la patte de Bic ! Toutes mes partitions sont marquées de ses pattes car je mets toujours tout par terre… »

Mais quelque chose semble manquer dans le salon de musique ; contre toute attente, pas d’étui ni de violoncelle. Sonia s’éclipse un instant et part chercher l’instrument, soigneusement caché dans un endroit que nous garderons secret. Elle nous présente son fidèle compagnon depuis trente-cinq ans, un modèle Matteo Goffriller d’un bois brun abîmé par le temps, jamais entièrement restauré, par crainte qu’il ne sonne plus de la même manière. « Je l’ai aimé immédiatement, même s’il n’a pas montré ses qualités tout de suite. C’est venu doucement et on s’est fait l’un à l’autre. Il est très sensible aux mains, à la manière de faire le son. Par l’école russe, j’ai un jeu assez horizontal. Je n’ai donc pas besoin de changer mes cordes si souvent. »

Un jeu vocal

Si certains violoncellistes ont un jeu plutôt « instrumental », d’autres ont un jeu « vocal », comme Sonia, lié à l’enseignement qu’elle a reçu et à sa passion pour la voix. Dans un coin de la pièce, trois photographies représentent Maria Callas lors d’un enregistrement. Comme Nina Simone, la diva grecque est une sorte de modèle pour elle. « J’ai toujours voulu me rapprocher de la voix. Avant d’aller en Russie, j’étudiais en boucle des phrases musicales de Maria Callas et j’essayais de comprendre comment elle allait d’une note à l’autre, ce qu’était le bel canto. »

Sur l’étagère près des bureaux, Sonia conserve les ouvrages de personnalités qui ont eu une importance dans sa vie, comme la cinéaste Chantal Akerman, avec qui elle a beaucoup collaboré, notamment pour le film Histoires d’Amérique. « Travailler sur ce film m’a permis de découvrir d’où je venais, les chants juifs liturgiques surgissaient comme si je les avais toujours entendus. C’est en étudiant, en écoutant les hazans, que j’ai cherché à atteindre à travers ma technique d’archet cette expression à la fois retenue mais habitée par tant d’émotions et de couleurs. Je me suis dit : “ C’est donc pour ça que je suis allée en Russie ! ” Là-bas on apprenait un jeu vocal. Tout était donc lié, mais le lien s’est expliqué plus tard. »

De Slava à Nina

Sur cette même étagère, la figure de Chantal Akerman côtoie celle de Pier Paolo Pasolini. Sonia est particulièrement attachée aux personnalités fortes, engagées. En musique, un nom domine tous les autres, celui de Slava Rostropovitch. « Il a protégé Soljenitsyne, il était aussi très proche de Chostakovitch qui avait peur de se faire arrêter par le KGB toutes les nuits, raconte-t-elle d’un ton soudain plus animé. Quand il jouait le Deuxième Concerto pour violoncelle de Chostakovitch au Théâtre des Champs-Élysées, on était propulsé ailleurs. Il nous disait quelque chose d’urgentissime, qui donnait une force incroyable à sa musique. Comme Nina Simone, ce sont des artistes qui ont désobéi aux interdits à travers leur art, et c’est ce qu’il y a de plus grand au monde. »

Sonia a rencontré Rostropovitch à l’âge de 14 ans, par le biais d’un antiquaire qui était comme un père de substitution pour sa mère. Elle a pris plusieurs cours avec lui, espacés mais réguliers. « Ce sont des gens qui jouent un rôle dans une vie, presque comme des étoiles filantes. Ils apparaissent puis s’en vont, mais quelque chose de fort reste. J’ai dû jouer moins de dix fois pour lui, mais à chaque fois il ouvrait quelque chose d’une grande importance, qui est encore présent aujourd’hui. »

Comme ses anciens maîtres, Sonia est passionnée par l’enseignement, la transmission, et participe de temps en temps à des rencontres, des masterclasses. Mais accaparée par ses multiples projets, elle manque de temps et ne s’imagine pas enseigner de manière régulière. Et si, comme Slava, Sonia était devenue à son tour cette étoile filante qui laisse une impression indéfectible à ceux qui ont la chance de croiser sa course…