Les reprises sont assez rares à Salzbourg, mais elles choisissent des spectacles mémorables dont le succès foudroyant le justifie pleinement : la Salomé de Castellucci avec Asmik Grigorian de 2018, comme celle de Luc Bondy avec Malfitano du temps de Gérard Mortier, les Elektra et Cosi de 2020, mais pour elles le Covid a eu aussi ses incidences. Certaines productions « grand public »  invitent à la redite, comme l’Aida de 2017, et La Flûte enchantée de 2018, qu’on retrouve donc toutes deux cet été. Avec plus ou moins de réussite. 

L’Aida de Shirin Neshat, célèbre photographe, graphiste et vidéaste iranienne, avait  gagné le record de demandes de billets  en 2017 du fait de la présence d’Anna Netrebko au premier rang des interprètes. Mais elle pêchait par l’absence de direction d’acteurs de la part d’une personnalité ignorante des arcanes de la mise en scène, qui avait laissé le décor devenir le point fort de son spectacle. Et si dramaturgie il y avait, touchant des sujets pourtant sensibles, comme l’absence de liberté pour les femmes voilées du monde islamique, le destin des vaincus dans les guerres frontalières d’hier et d’aujourd’hui, l’impuissance du pouvoir politique face au pouvoir religieux… Shirin Neshat n’avait fait que les signaler, par les costumes des servantes voilées intégralement, quand la diva affichait robes blanche ou rouge  impensables pour « une vile esclave », par les images projetées sur le rideau de scène pour animer la durée des changements de décor, sans en faire vraiment les éléments porteurs de sa production, dont l’imposante boite nue, posée sur tournette, enveloppe de briques  blanches, et intérieur « fragmentable » doté de gradins pour les scènes grandioses, comme celles du Temple de Ptah, du Triomphe, ressortit surtout du seul domaine de l’esthétisme envahissant.

Ce qui a changé en 2022 tient d’abord à cet aspect visuel qu’on a cherché à densifier. Les parois portent désormais quelques vidéos de l’artiste,  pour animer le propos non d’un commentaire, mais d’une illustration ponctuelle sans jamais sortir de l’imagerie narrative, comme le cortège funèbre d’un corps drapé de blanc dans les montagnes arides tandis que côté cour, un groupe de femmes en noir gratte de ses mains le sol d’une tombe future.

Aida 2022 : Elena Stikhina (Aida), Extras of the Salzburg Festival, Dancers
© SF / Ruth Walz

Aida 2022 : Ève-Maud Hubeaux (Amneris)
© SF / Ruth Walz

Et pour meubler, on a ajouté un peu d’action, comme deux sacrifices, dont un humain, des objets comme un sarcophage vitrine de verre, façon musée du Caire autrefois, avec la victime momifiée, et plus étonnant, l’égorgement d’Amonasro à la fin de l’acte II.

C’est son corps justement que le cortège filmé  vient déposer au pied d’Aida à l’acte III, dont le « Ciel ! mio padre ! » le ranime. Serait-ce alors une ombre qui s’exprime ? Vaste sujet qui animera un peu les conversations d’ après spectacle tant il y a peu à dire de nouveau.  Car la direction d’acteurs ne s’est pas étoffée, chacun montrant alors son inaptitude à un théâtre vrai (Piotr Beczala), ou sachant d’un drapé faire une présence (Elena Stikhina, Ève-Maud Hubeaux), la réussite absolue étant d’avoir su faire d’Erwin Schott autre chose qu’un histrion.

Sur le plan musical, Alain Altinoglu porte la représentation de tout son bon goût, déjà remarqué dans son Aida bruxelloise, et qui est ici magnifié par un Philharmonique de Vienne somptueux bien entendu, mais qui ne retrouve pas les splendeurs de Muti naguère, qui manquaient certes de dramatisme, mais éblouissaient par son raffinement. Dramatisme plus évident, poésie sonore,   Altinoglu ne démérite pas, mais n’emporte pas la soirée dans l’extraordinaire, pour compenser le sentiment d’ennui qui sourd de la mise en scène.

Côté chant enfin, la distribution vaut d’abord par un Piotr Beczala qui après quelques maladresses de liaison, de reprise de souffle, parfois d’engorgement   pour Celeste Aida, sera à la suite un Radamès de chair, plus que de sang, séduisant de tout son legato, de son élégance et de son timbre raffiné. Elena Stikina, très différente de Netrebko, lui succède avec un autre sens de la présence vocale et dramatique, car elle au moins joue et émeut. On attend cependant plus de variété dans les nuances et les colorations. Quant à Ève-Maud Hubeaux, elle campe une Amnéris de belle tenue, au chant impeccable, mais plus à la recherche de l’impact vocal, impressionnant, qui culmine dans la confrontation aux prêtres de l’acte IV, qui  déchaine la salle) que d’un raffinement princier et des couleurs d’une italianita plus exceptionnelle. L’italien, c’est ici Luca Salsi, correct, bien sûr, mais très loin des souvenirs somptueux d’un Cappuccilii. Erwin Schrott est aussi tenu vocalement que scéniquement, c’est presque un miracle. Le Roi de  Roberto Tagliavini est, lui, impeccable et superbement chanté, comme le beau messager de  Riccardo Della Sciucca, et la prêtresse de Flore Van Meerssche, issue du Young Singers Project de Salzbourg, bien plus séduisante que la majorité des interprètes du rôle, car elle porte une dimension émotive rare.

La reprise de la Flûte enchantée, est bien différente. Changement de scène, et donc remaniement impératif de la production de Lydia Steier, qui flottait un peu parfois sur la scène du Grosses Festspielhaus voici trois ans, mais parvenait aussi à l’occuper avec sa maison familiale  façon Mary Poppins, pour s’inviter au cirque grinçant façon Tim Burton, avec une Pamina punk révoltée, et finir dans les horreurs de la Grande guerre en guise d’initiation. Elle apparaît cette fois, plus que resserrée, coincée, sur la scène de la Haus für Mozart, parce que malgré la réduction de volume, la metteuse en scène a conservé un nombre de figurants important, dont elle gère les présences et déplacements avec lourdeur.

Deux tournettes l’une dans l’autre permettent surtout un maximum de changements, la Maison a rapetissé, le grand père narrateur des enfants est toujours là, le cirque a totalement disparu au profit d’un labyrinthe d’escaliers cylindrique à la Eischer, la Guerre de 14 s’impose moins. La fable fonctionne toujours, à la fois moins effrayante, et plus adoucie. Mais la parabole noire de 2018, qui renvoyait dos à dos despotisme éclairé et idéologie pernicieuse, reflétant les interrogations légitimes de notre époque face au règne de l’illusion et de la candeur, s’est beaucoup affadie, Sarastro retrouvant ici un côté plus aimable que le méchant personnage campé par Matthias Goerne alors.

Die Zauberflöte 2022 : Ilse Eerens (First Lady), Sophie Rennert (Second Lady), Brenda Rae (Queen of the Night), Noa Beinart (Third Lady), Mauro Peter (Tamino)
© SF/Sandra Then

Wiener Sängerknaben (Three Boys), Mauro Peter (Tamino), Roland Koch (Grandfather), Valérie Junker (Third Priest)
©
SF/Sandra Then

La distribution, trop sage voici quatre ans, n’est guère plus enlevée. Mauro Peter rejoue son bon Tamino sans charge émotive, Regula Mühlemann est une gentille Pamina, pas aussi intéressante que dans Haendel l’an dernier, Brenda Rae déçoit en Reine un peu trop retenue, les trois Dames restent excellentes, les gamins merveilleux, Papageno demeure un lourdeau que Michael Nagd  joue bien, même s’il manque de gouaille viennoise, et c’est finalement Tareq Nazmi qui emporte la palme de l’intérêt, d’un beau chant et d’une présence positive.  Les chœurs sont excellents, les Papagena, Monostatos, Sprecher, et Prêtres aussi. Mais c’est la direction de Joana Mallwitz, à la tête d’un Orchestre philharmonique de Vienne délicat et enjoué, qui enchante par sa justesse, son sourire, son sens du narratif et son mariage heureux entre le sérieux et le joyeux.

Encore un peu de cohésion sur scène, un peu plus d’ambition pour le chant, la même cheffe, et l’on tiendra là une Flûte pour dix ans…

Festival de Salzbourg, Grosses Festspielhaus, le 19 août (Aida), Haus für Mozart le 20 août (Die Zauberflöte)