Les Modigliani réorganisent le discours schubertien par affinités électives. Les quatuors du maître dialoguent entre eux comme jamais.

En gravant l’Octuor pour vents et cordes en fa majeur, D. 803, en 2018 (Mirare, CHOC Classica n° 223/224), le Quatuor Modigliani se préparait-il à enregistrer les quatuors à cordes de Schubert ?

Captée au Théâtre Auditorium de Poitiers, à la salle de La Chaux-de-Fonds, en Suisse, et au Manège historique de Neumarkt, en Allemagne, cette nouvelle intégrale vient compléter une discographie inégale. Si les œuvres de maturité, écrites par le compositeur alors qu’il affrontait la maladie, ont été gravées à de nombreuses reprises, notamment par les Berg (Warner Classics, 1974-1997) et les Artemis (Erato, 2007-2009), sans oublier les Van Kuijk (Alpha, 2018) et les Chiaroscuro (Bis, 2017), pour ne mentionner que des versions récentes, les quatuors de jeunesse demeurent confidentiels, au disque comme à la scène.

Les intégrales restent quant à elles l’exception : citons le grand jeu musclé des Melos (Deutsche Grammophon, 1971-1975), tout comme celui des Auryn, vif et coloré (CPO, 1995-1997), ou du Wiener Konzerthaus (Westminster, 1950-1953). Les Modigliani se distinguent en choisissant de regrouper les œuvres par affinités d’écriture, afin d’en mettre en perspective les éléments saillants, chacun des cinq disques formant un tout cohérent à lui seul : les Quatuors nos 2, 6 et 10 sont par exemple réunis pour leur rapport particulier à l’art du chant. Datés des années 1812 et 1813, les Quatuors nos 1 à 6 et le Quatuor n° 10 proviennent tout droit de Haydn, Mozart et Beethoven – quoique le Quatuor n° 1 déconcerte par sa liberté harmonique !

Les archets soyeux y captivent immédiatement par leur beauté, valorisée par la prise de son de Hugues Deschaux, leur équilibre et leur élégance, livrant sans fard ni artifices toute la fraîcheur et la naïveté d’un compositeur âgé de 15 ans à peine.

Franz SCHUBERT
(1797-1828)

Les 15 Quatuors à cordes

Quatuor Modigliani

Mirare MIR588 (5 CD). 2021. 6 h 18

Il faut écouter avec quel enthousiasme l’Allegro du Quatuor n° 4 s’élance, avec quelle tendresse se danse le Menuetto du Quatuor n° 6, avec quelle noblesse se déploie le chant de l’Adagio du Quatuor n° 10 ! Les Modigliani ne manquent pas de souligner les germes déjà présents d’un Schubert plus tourmenté : le mystère étend son voile sur les modulations de l’Andante du Quatuor n° 3, les chromatismes ténébreux de l’Adagio du Quatuor n° 4 se teintent tout à coup d’inquiétude avant de s’envoler vers la lumière – comment ne pas y entendre une référence au Quatuor n° 19 « Les Dissonances » de Mozart ?

La nuance au millimètre

Durant les années 1814 à 1816, les Quatuors nos 7 à 9, ainsi que le Quatuor n° 11 marquent des avancées stylistiques, malgré l’influence mozartienne toujours présente. À la vision apollinienne et solaire du Quatuor de Leipzig (MDG), le Quatuor Modigliani répond par une palette colorée, des jeux de contrastes et des atmosphères délicatement voilées, préfigurant la densité émotionnelle de la dernière période. L’Alle­gro en clair-obscur du Qua­tuor n° 7 et l’Andante sostenuto du Quatuor n° 8, tout en suggestion, y trouvent une rare profondeur, l’Allegro con brio du Quatuor n° 9 déploie son intensité avec une ampleur orchestrale traversée par des épisodes de tendresse et l’Alle­gro con fuoco du Quatuor n° 11 fuse et jaillit, clair dans ses entrées, millimétré dans ses nuances, sans jamais égaliser le texte malgré une homogénéité belle à couper le souffle.

Vecteurs d’une expression plus personnelle, les derniers quatuors datent des années 1820 à 1826, durant lesquelles Schubert se confronte à la maladie et à l’imminence de la mort. Au Quatuor Hermès, à son lâcher prise, à son rapport à l’instant présent et à ses reliefs individualisés (La Dolce Volta, CHOC Classica n° 237), le Quatuor Modigliani rétorque par un sens aigu du temps long, par des textures fondues, onctueuses, sans jamais verser dans le sirop ni la crème fouettée : sublime univers sonore qui exalte les oxymores schubertiens ! Les sourires tendres du Menuetto du Quatuor n° 13 « Rosa­ munde » se voilent de mélancolie, rattrapés par les ombres, et les émotions contradictoires de l’Andante con moto du Quatuor n° 14 « La Jeune Fille et la Mort » se bousculent, étirées jusqu’à l’exaltation la plus bouleversante. Les archets luttent avec véhémence dans le Quatuor n° 12, explorant la violence, avant d’hésiter, dans le Quatuor n° 15, entre la révolte et la résignation.