Un lieu insolite et perdu au milieu de nulle part, une symphonie parmi les plus marquantes du répertoire, un orchestre survolté par la battue d’un des chefs majeurs de l’époque, et une proposition visuelle en forme de coup de poing qui ne peut laisser indifférent, voici Résurrection, un spectacle phare du Festival d’Aix-en-Provence 2022. 

Suivant l’exemple de Peter Brook avec les Bouffes du Nord, Pierre Audi aura parsemé sa carrière de résurrections de bâtiments délaissés : l’Almeida Theater à Londres, le Park Avenue Armory à New York… Dernier lieu insolite en date, un parallélépipède de béton noir construit par Rudy Ricciotti, devenu célèbre depuis avec la construction du Mucem de Marseille, pour l’OM de basket de Vitrolles, disparu en 1998, et pour des concerts rock.

Abandonné depuis plus de vingt ans faute d’appui de la municipalité FN (qui parlait de la Kaaba de Vitrolles), pillé, vandalisé, le Stadium trônait, étrange ovni architectural, au milieu des décharges de bauxite, à équidistance entre Marseille et Aix. Premier acte d’un retour à la vie, qu’on n’espère pas unique, y présenter la Symphonie n° 2 de Gustav Mahler pimentée d’une vision hyper-réaliste du plasticien italien Roméo Castellucci, à qui l’on doit de mémorables et fort discutées mises en scènes d’opéra, se révèle un moment aussi fort que singulier.

Dans cette carcasse de béton où l’on a réinstallé de rudes sièges en bois sur les gradins existant, et créé, en y déversant 550 tonnes de terre, puis de tourbe, un immense plan de scène à quelques 2 mètres de haut, dominant une fosse d’orchestre extralongue où sont disposés au centre l’Orchestre de Paris, et latéralement, son chœur divisé en deux, le premier impact est visuel.

SDP

Comment ne pas s’interroger, le temps de l’attente,  face à cette terre abandonnée, détrempée, stérile, que deux rampes descendantes relient aux grandes portes laissées ouvertes sur l’extérieur ? Paraît un cheval blanc, magnifique Boulonnais, qui va parcourir paisiblement les lieux, jeter un œil à l’orchestre, jusqu’à ce que sa maîtresse apparaisse, découvre émergeant du sol des restes humains et appelle les autorités.

La cohorte survient, jusqu’à ce que la présence du HCR convoqué fasse comprendre qu’elle a découvert là un de ces charniers qui ponctuent migrations et guerres, de ceux que l’actualité ukrainienne inscrit chaque jour dans notre paysage audiovisuel, si commode pour notre indignation inactive… Résurrection sera donc sur le plan visuel, la suite du Requiem du même Castelluci, à l’Archevêché, en 2019, qui racontait le parcours d’une vie, et s’achevait sur la tabula rasa d’un terrifiant glissement dans une fosse de toute l’humanité convoquée.

Second impact, puissant à l’extrême, quand soudain, les premiers accords de la Totenfeier (Funérailles, le premier mouvement) éclatent avec une présence sonore majuscule. On ne sait quel travail sur l’acoustique a été ici réalisé, mais il a parfaitement réussi, en un lieu qui parait d’une réverbération intense, maîtrisée au point que la lecture comme toujours au scalpel d’Esa-Pekka Salonen ne disparaisse pas dans la bouillie sonore que génèrent d’usage ces trop grands espaces. L’impression sonore, solistes et chœurs, restera aussi prégnante jusqu’au finale,

L’irruption de la symphonie pose aussitôt la question du rapport de ces deux interventions qui tout sépare, et qui toutes deux captent l’attention de deux sens différents  – ajoutons aussi l’odorat, avec les senteurs de la terre humide, qui montent peu à peu – avec une force irrépressible : le traitement clinique, sans émotion aucune, de l’ouverture, du vidage et du comblement d’une fosse de quelque cent vingt cadavres – le nombre même des instrumentistes de l’orchestre dans l’autre fosse, tel que l’a voulu Castellucci, comme un froid reportage dont l’horreur grandit avec le nombre des exhumations, face à la leçon émotionnelle d’une symphonie dont le programme, le titre et la matière sonore et littéraire, avec les fameux Urlicht extrait du recueil des Knaben Wunderhorn et le Aufersteh’n de Klopstock, sont parmi les plus porteurs d’un questionnement musical existentiel qui soient.

Rencontre et distance, fusion et indépendance, les quelques quatre-vingt cinq minutes de cette confrontation-juxtaposition seront riches : comment ne pas vibrer d’empathie à la lente exposition des cadavres de bébés et d‘enfants quand Mahler fait sourire avec ses rythmes de ländler au deuxième mouvement ?  Comment ne pas ressentir l’obsession folle de cette seule intervenante, qui continuera à gratter le sol alors que tout est fini, seul moment d’émotion personnelle dans l’océan de flegme des thanoto-intervenants, hors les reculs et pincements de nez des premières approches non masquées ? Et parallèlement qui n’a pu être saisi par l’expression intense et sombre de Marianne Crebassa, empoignant glorieusement Urlicht, puis de celle de Golda Schultz, dont le soprano s’est amplifié depuis quelques années, se mariant aux magnifiques Jeune chœur de Paris, et Chœur de lOrchestre de Paris, orchestre en état de grâce sous la baguette de Salonen à son plus éblouissant ?

Mais on s’effraie soudain à se découvrir si fasciné par le visuel qu’on n’écoute parfois plus de façon attentive la leçon musicale. C’est que l’Italien est un diable d’homme qui, après avoir exposé systématiquement l’exhumation, le dépôt sur un sac blanc, la fermeture de celui-ci, créant un carré de terre ceint de rangées de rectangles blancs contenant des restes humains  dont la « résurrection » , hors toute idée de croyance, sera de retrouver une identité, de s’inscrire dans le deuil d’autres encore vivants , pour clamer silencieusement le terrible continuum de la folie humaine, hors toute question religieuse, sait ménager ses effets. Ainsi, quand une fois les camionnettes reparties chargées de leur macabre butin, le sol ré-égalisé, la trace disparue, le cinquième mouvement se fait attente, non de la conclusion musicale, qui continue sa narration, mais du soudain silence de cet espace redevenu vierge d’activité, d’action signifiante. Déséquilibre, renoncement, priorité laissée enfin à Mahler ? Erreur, le magicien accumule par ce vide même une tension interrogative dans l’esprit de spectateur qui se résout l’Aufersteh’n final, quand un rideau liquide masque soudain le mur de fond béton et ses piliers de béton, d’une eau verte, impénétrable, mais lustrale, noyant peu à peu ce fond de terrain enfin vidé de sa tension.

A-t-on aimé ? Ou désapprouvé ? On ne sait pas encore, la question n’étant finalement pas là. Car on a assurément été marqué, peut être aussi intensément que la première fois où l’on a entendu l’œuvre de Mahler.

Vitrolles, le Stadium, le 13 juillet.