À l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Messiaen, Bertrand Chamayou enregistre les Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus. Il revient sur ce cycle fondateur dans sa formation, joué en concert dès 2008 lors du centenaire de la naissance du compositeur. 

Crédit photo : Marco Borggreve / Erato Warner Classics

Comment abordez-vous le contenu spirituel des Vingt Regards ?

À première vue, l’importance de la foi catholique dans l’œuvre de Messiaen semble intimidante. Je suis baptisé, mais je ne suis pas croyant, et je n’ai pas l’esprit religieux. Pour autant j’ai un vrai rapport au mysticisme. Le mystère des Écritures, la beauté de la Messe en si mineur, le sentiment d’élévation à l’intérieur d’une cathédrale, je les ressens fortement. Dans la musique de Messiaen, on sent la force du souffle divin associée à la modernité du langage. Et pourtant, c’est un langage très accessible. Dans les Vingt Regards, comme les Visions de l’Amen ou la Turangalîla-Symphonie (je l’ai souvent jouée avec Salonen), l’impact sur le public est évident. Messiaen atteint là une dimension universelle.

La foi de Messiaen s’impose-t-elle à l’interprète ?

Je ne me mets pas dans la peau de quelqu’un qui croit, mais je n’aborde pas non plus cet univers avec un esprit cartésien. Il s’agit d’être sensible à une grandeur qui nous dépasse, à l’extase, à la transcendance. Du reste, l’art de Messiaen a autant été la cible des non-religieux que des religieux et cette dernière attaque l’a beaucoup blessé. On lui a reproché sa trop grande sensualité. D’où le fameux mot de Boulez : « musique de bordel ». Cette esthétique gothique n’a pas peur d’aller jusqu’au kitsch. « Trop de glucose et de saccharose », disait Richter. En l’espèce, la quête du sublime n’a que faire de la peur frileuse du mauvais goût.

Vous avez découvert cette musique à l’âge de 9 ans ?

Oui, je me suis construit à partir d’éléments qui m’ont frappé très jeune : Ravel, Liszt, Messiaen. J’avais un copain, plus avancé que moi, qui m’a vraiment stimulé. Il possédait beaucoup de partitions. À 7 ou 8 ans, je déchiffrais déjà les sonates de Beethoven, je voulais composer dans le style des Jeux d’eau de Ravel et, chez lui, j’ai découvert la partition des Vingt Regards. J’ai tourné les pages sans rien comprendre. Ces accords de douze notes, pleins de dièses et de bémols, me fascinaient. J’étais attiré par la complexité. Mon grand-père a trouvé le disque de Michel Béroff dans une brocante d’Albi et j’ai pu commencer à travailler le Regard de l’étoile.

Vous n’avez pas cherché à le rencontrer ?

J’étais trop jeune, mais je me souviens très bien d’avoir été ému en apprenant sa mort au journal télévisé, c’était en 1992, j’avais 11 ans. Comme pianiste, l’esthétique de Messiaen m’a influencé. Son sens de la lumière et de la couleur s’est inscrit dans ma recherche personnelle du son. J’ai toujours été obsédé par l’équilibre des accords et la lisibilité des plans sonores, ce que les Anglais appellent voicing. Le cinquième, Regard du Fils sur le Fils, ou le dix-septième, Regard du silence, sont particulièrement riches. Il y a de quoi apprendre à colorer et à clarifier un discours. Faire sonner l’instrument a toujours été l’une de mes grandes préoccupations.

Est-ce un langage complexe ?

Oui mais lisible. Messiaen a dit un jour : « Je n’ai jamais écrit un accord dissonant de ma vie. » Si l’on joue sa musique sèchement, elle sonne de manière saturée, or il ne cherchait pas à créer des clusters ou des agrégats de notes. Si l’on étage les sons, tout devient limpide et harmonieux. C’est si riche qu’il est difficile de reconnaître les notes et de les chanter, mais, dans un halo de cloches, on peut distinguer les harmonies très colorées et y trouver un plaisir réellement envoûtant.

Quelles sont les pièces les plus difficiles ?

Sur un plan strictement pianistique, la sixième, Par Lui tout a été fait, est redoutable. La dixième, Regard de l’Esprit de joie, et la vingtième, Regard de l’Église d’amour, sont également éprouvantes. En enregistrement, les jouer plusieurs fois de suite n’est pas une mince affaire. Mais aucune difficulté technique n’est insurmontable et, au bout du compte, je pense que la pièce la plus délicate est sûrement la première, Regard du Père. Il s’agit de jouer le thème de Dieu, en partant des profondeurs du clavier et d’aller vers la lumière de l’éternité, dans un statisme absolu. De ces six minutes vont dépendre les deux heures qui vont suivre. La responsabilité est immense parce qu’il y a très peu d’événements musicaux et qu’il faut maintenir l’intérêt de l’auditeur. C’est une pièce pleine d’interrogations, d’espérance et de fragilité. Du reste, je l’ai enregistrée en dernier.

Messiaen montre-t-il ses influences ?

Pas beaucoup. Dans les Vingt Regards, je retrouve les Visions de l’Amen, le Quatuor, les Petites Liturgies, les Chants de terre et de ciel… À la différence de Dutilleux où l’on entend la filiation avec Ravel, Messiaen est un monde en soi. Ceux qui ont assisté à ses cours savent ses passions pour Monteverdi, Mozart, Chopin, Debussy, Stravinsky. Il notait des citations musicales dans un petit carnet pour les réutiliser, mais c’est très bien caché. Dans Baiser de l’Enfant Jésus, le quinzième Regard, la « berceuse » évoque Chopin, mais on y décrypte surtout une citation du premier mouvement de la Sonate, K. 333 de Mozart impossible à distinguer. Dans un texte sur Chants de terre et de ciel, Messiaen avoue l’influence de Massenet ! Bien malin qui la mettra en lumière. Son univers modal est composé de chant grégorien, de musique d’orgue, de cloches, de chants d’oiseaux, mais tout est intégré et se déploie naturellement.

C’est étonnant comme la tonalité de Dieu pour Messiaen – fa dièse majeur – rejoint celle de l’extase pour Scriabine.

Messiaen réfutait cette influence. L’ésotérisme de Scriabine l’effrayait. Fa dièse majeur est une tonalité rare et éclatante. Le symbolisme des tonalités existe depuis l’ère baroque. Certains n’y croient pas, ce n’est pas rationnel à 100 %, et pourtant le choix du do mineur chez Mozart et Beethoven n’est pas le fruit du hasard. Personnellement, je regrette de devoir transposer certains airs pour les chanteurs, car la tonalité fait partie de l’œuvre.

La Croix, Messiaen l’entend en la bémol mineur…

C’est troublant. Il utilise le même leitmotiv pour le Regard de l’Étoile et le Regard de la Croix. C’est un thème sinueux, chromatique et très douloureux.

Entend-il les cloches comme les Russes ?

Messiaen avait une passion pour Boris Godounov, mais ses cloches sont plus françaises, transparentes et situées dans l’aigu.

La langue française est moins large que la russe.

Oui, je crois beaucoup à l’influence de la langue sur les compositeurs. La clarté et le rythme de la langue française relient des univers aussi différents que ceux de Rameau, de Chabrier, de Gounod ou de Messiaen. Les Allemands sont plus « verticaux » avec un temps scandé, alors que les Français sont plus « horizontaux », avec moins d’accents toniques. Le mystère de la musique française vient du fait que beaucoup de lettres ne se prononcent pas, c’est une langue qui se prête aux doubles sens et aux nuances.

Propos recueillis par Olivier Bellamy

Tournée Messiaen

15 juin : Théâtre des Champs-Élysées.
26 juin : Grange au Lac d’Evian.
14 juillet : Festival d’Aix-en-Provence, Orchestre de Paris, Esa-Pekka Salonen.
20-21 juillet : Festival Messiaen au Pays de la Meije.
29 juillet : Festival du Comminges.
2 août : La Roque d’Anthéron.
3 août : Festival de Mougins.
17 août : Festival de Rocamadour.
14-15 septembre : Philharmonie de Paris, Orchestre de Paris, Esa-Pekka Salonen.
8 octobre : Auditorium de Radio France, Orchestre philharmonique de Radio France, Barbara Hannigan.