Radu Lupu est décédé , le dimanche de Pâques, à l’âge de 76 ans. Il était un de ces interprètes dont on peut dire qu’ils ont un génie recréateur.

Crédit photo : Ellen Mathys
Quand était-ce précisément ? À la toute fin des années 1980, sans doute. Mais c’était au Théâtre des Champs-Élysées et Radu Lupu, le dos déjà calé sur le dossier de sa chaise pliante, les bras tendus vers le clavier avait joué les Fantasiestücke op. 12 d’une façon hallucinée, nous entraînant dans sa bulle, loin du Schumann plus aimable et policé auquel un Rubinstein nous avait habitués, dans un monde fait d’éclairs de couleurs, de douloureux replis et d’éclats violents. Au point que le musicien avait pu nous intimider davantage qu’il ne nous avait convaincu. Mais jamais nous n’avons oublié cet opus 12, enfoui dans notre mémoire dont il ressurgissait souvent quand on écoutait un autre de ses interprètes, venant se superposer à lui au point qu’il avait fini par devenir l’œuvre elle-même dans notre imaginaire.
Radu Lupu qui nous a quittés, le dimanche de Pâques, à l’âge de 76 ans était un de ces interprètes dont on peut dire qu’ils ont un génie recréateur. Né en Roumanie, formé à Bucarest par Florica Musicescu qui avait été le première professeur de Dinu Lipatti, puis par Cella Delavrancea qui à 102 ans donnera un récital pour fêter la chute de Ceauşescu, le jeune Lupu partira finalement se perfectionner à Moscou auprès des Neuhaus père et fils. Des prix au Concours Van Cliburn puis au Concours de Leeds lanceront sa carrière internationale.
Lupu n’était alors pas encore barbu, pratiquait un large répertoire y compris virtuose, n’ayant pas peur de créer à Londres, un concerto de son ami le pianiste et compositeur André Tchaïkovski. Decca lui offrira rapidement un contrat d’exclusivité qui nous vaudra une vingtaine de disques solo et avec orchestre qui seront quasi toujours accueillis par des critiques dithyrambiques : ses Beethoven, comme ses Brahms, ses Mozart et ses Schubert – dont il reste l’un des interprètes les plus mystérieusement en phase avec la musique. Jusqu’au dernier consacré en 1993 aux Kreisleriana et aux Scènes d’enfant de Schumann qui est à pleurer. Espérons que des disques live seront publiés, car par chance Radu Lupu se laissait enregistrer par les radios, alors que le studio le réfrigérait plutôt et que Decca ne le gâtera pas plus qu’Alicia de Larrocha ou Vladimir Ashkenazy avec des prises de son métalliques.
En public, la magie de sa sonorité, l’originalité de son approche ne versaient cependant jamais dans l’hédonisme ou dans la singularité cultivée pour elle-même. Radu Lupu jouait d’une façon sophistiquée mais naturelle. Sa Sonate de Berg, ses Tableaux d’une exposition de Moussorgski, ses Janáček et ses Debussy étaient moins connus que ses Schubert et pourtant ils étaient fabuleux et d’une splendeur renversante, les soirs où il était en grande forme pianistique. Il arrivait à Radu Lupu de remodeler tempos et nuances, comme par exemple, dans un « Empereur » de Beethoven donné avec l’Orchestre de Paris et Walter Weller qu’il avait joué au superlatif du piano, sans éclats guerriers, suivi en cela par un chef magnifiquement à son écoute. Ce qui n’était pas le cas de tous.
Il y eut une sérieuse opposition avec Wolfgang Sawallisch qui, n’ayant peur de rien, se mit au piano pour montrer à Lupu comment il fallait jouer le Concerto n° 4 au cours d’une répétition salle Pleyel… leur intégrale Beethoven tournera court. Si le regard de Radu Lupu impressionnait, l’homme était charmant, simple, adorait les bons vins et n’avait aucun des stigmates du « grand artiste ». Il se fichait comme d’une guigne de la carrière, jouait sur les scènes prestigieuses et dans les petites villes. Et peu souvent. Il n’avait pas peur de perdre sa place : il n’en revendiquait aucune. Mais depuis ses débuts il était aimé, admiré, mieux écouté, de tous ses confrères. Car sans doute aucun n’aura eu cette façon de jouer au bord du silence, nous entraînant dans la profondeur des vibrations de la table d’harmonie de l’instrument qui n’était plus à percussion, nous faisant ainsi accéder au monde de l’indicible.