Pour la première fois, le romancier Jean Echenoz écrit un livret d’opéra, inspire de son roman « Des éclairs », vie fictive de l’inventeur Nikola Tesla. Philippe hersant le met en musique. Rencontre exclusive.

Jean Echenoz (à gauche) & Philippe Hersant (à droite)

Jean Echenoz (à gauche) et Philippe Hersant (à droite)
Photo : Stéphanie Lacombe pour Classica

Comment est né le projet de ce nouvel opéra baptisé Les Éclairs ?

Jean Echenoz : Olivier Mantei m’avait demandé d’écrire pour l’opéra. L’idée d’un sujet original ne venant pas spontanément, j’ai pensé aux livres que j’avais écrits, et il m’a semblé que Des Éclairs pouvait ainsi être un moteur pour ce cadre. L’idée lui a plu. Alors il a fallu s’y mettre. Construire une forme complètement inconnue pour moi était très intimidant. Je pensais d’ailleurs utiliser des passages du roman, et finalement, dans le livret, il n’y en a pratiquement pas une phrase. Je devais reconstituer l’intrigue globalement, en ayant toujours à l’esprit que cela devait être chanté, proféré, articulé. Un terrain neuf. Le dialogue théâtral n’a rien à avoir avec le dialogue romanesque.

Comment êtes-vous entré dans l’aventure de votre côté, Philippe Hersant ?

Philippe Hersant : Bien plus tard. Il y a deux ans et demi, trois ans. Olivier Mantei, avec qui j’avais par ailleurs été en contact pour d’autres projets qui n’avaient pas abouti, m’a appelé un beau matin, en me demandant si ce livret de Jean Echenoz m’intéressait. Le livret étant fini, nous n’avons pas du tout travaillé en amont. Ma première réaction a ainsi été : « Comment a-t-il pu faire un livret à partir de Des Éclairs ? »

Que vous connaissiez ?

P. H. : Que je connaissais. Car je connais bien l’œuvre de Jean. J’avais remarqué qu’il n’y avait quasiment pas de dialogues. Je pense à Envoyée spéciale.

J. E. : Ils sont noyés dans la narration.

P. H. : Voilà. Et il y a ce style de description particulier et cet humour que j’adore. Aussi le livret Les Éclairs opère-t-il une transposition radicale. C’est un long livret, multipliant les péripéties sous une forme trépidante. On ne sait combien de temps dure l’action, des années, des décennies, tout s’enchaîne très vite. Si le sujet me changeait de mes deux opéras précédents, plutôt contemplatifs et dénués d’action, le personnage de Thomas Edison se rapproche du Baron dans le Château des Carpathes et Gregor, le héros, ressemble à Andreï dans Le Moine noir inspiré de Tchékhov, mon deuxième opéra : un génie inadapté qui sème le malheur.

Pensiez-vous à une musique en rédigeant le livret ?

J. E. : Je pensais à une musique imaginaire. Je pensais ainsi efficacité des mots, spectacle, show, représentation. Le livret compte des alexandrins, des décasyllabes. J’avais par ailleurs quelques scrupules à utiliser le système du vers blanc, mais j’aimais ainsi l’idée de pouvoir les casser dans le même temps : faire une suite de vers réguliers, puis la déséquilibrer pour ainsi ne jamais laisser quelque chose s’installer trop.

Le livret écrit, de quelle manière avez-vous collaboré ?

P. H. : J’ai suggéré quelques rares coupures et aménagements, et Jean m’a mis tout de suite à l’aise : « Si vous pensez qu’il faut supprimer des phrases, n’hésitez pas à condition que la cohérence soit maintenue. » J’ai vraiment beaucoup apprécié, car certains écrivains prennent mal qu’on supprime un point ou une virgule. Milan Kundera m’avait averti un jour : « Je vous déconseille fortement de faire un opéra avec moi, je suis absolument insupportable, je ne supporterais pas que vous changiez un mot. » J’ai même demandé à Jean qu’il rajoute des lignes.

J. E. : Ce fut un des meilleurs moments de ce travail. Philippe me faisait ainsi de petites commandes, huit lignes pour un air, la répétition d’une phrase du chœur… C’était presque plus stimulant de travailler ainsi que dans le vertige de l’invention du début. Ma culture d’opéra étant très limitée, j’ignorais en m’y attelant ce qu’on pouvait et ne pouvait pas proposer. Quand je soumettais des trucs absurdes à Olivier Mantei, non par provocation mais par curiosité, il me répondait alors : « À l’opéra, on peut tout faire ! — Bon ! me suis-je dit, alors allons-y. » Ainsi en sommes-nous arrivés à vingt décors différents.

P. H. : Ma crainte était que le metteur en scène n’impose un dispositif lourd m’obligeant à composer des interludes : souvenez-vous de ce qui est arrivé à Debussy avec Pelléas ! Mais non. Clément Hervieu-Léger et moi étions sur la même longueur d’onde : tout s’enchaîne, sans entracte ni précipité, c’est une succession de petites scènes qui s’emboîtent très hardiment, dont aucune ne dépasse quatre minutes. Tout est cut, comme dans un film.

Musicalement, dans quel univers serons-nous ?

P. H. : La partition est écrite pour six solistes, un chœur et une quarantaine de musiciens. Un orchestre de formation Mozart aux cuivres étoffés, rehaussé d’un synthé – une nouveauté pour moi : j’avais besoin de plusieurs claviers, qui ne tenaient pas dans la fosse de l’Opéra Comique – cymbalum, vibra, xylo, piano, orgue jazz. Et puis, dans cette histoire électrique, il fallait bien un instrument électrique ! Je l’utilise d’ailleurs dans la scène d’électrocution du condamné à mort, avec des sons saturés. Le début peut évoquer un univers de comédie musicale. On perçoit aussi de menus clins d’œil à la « Nouveau Monde » de Dvorák, contemporaine du récit, à Dear Prudence des Beatles, Born to be Blue de Chet Baker…

Les pigeons occupent une place de choix dans l’histoire. Comment avez-vous traduit leur univers ?

P. H. : En m’autocitant ! J’avais écrit une pièce pour quatre clarinettes, qui faisait un peu volière, et qu’on retrouve. J’ai essayé aussi d’imiter le pigeon, un oiseau qui n’a pas du tout inspiré Messiaen : il y avait un créneau à prendre [il sourit].

Jean Echenoz, Des Éclairs est l’un de vos trois romans brossant des vies imaginaires, avec Ravel et Courir. Pourquoi n’avez-vous pas, comme pour Ravel, conservé le nom réel du personnage qui a inspiré ce Gregor, à savoir l’inventeur Nikola Tesla ?

J. E. : Précisément parce que de ces trois vies imaginaires, celle-ci est la plus romancée. Je me suis ainsi permis des choses que je ne m’étais pas autorisées ni pour Ravel ni pour Zátopek dans Courir. Je trouvais un peu déloyal de mettre sur le dos du modèle pareilles scènes de fiction. Et puis un truc technique d’ailleurs tout simple : Nikola Tesla est un très beau nom, mais Gregor sonne mieux. Et il faut que ça puisse sonner, s’intégrer ainsi dans différentes organisations sonores. Les noms qui finissent en « a » sont généralement difficiles à exploiter.

Votre travail de romancier est très musical en somme.

J. E. : Dans mon travail strictement romanesque, je pense toujours au son, au bruit que ça fait si vous voulez. Je crois que le son donne un supplément de sens.

Quel serait, dans l’absolu, votre modèle d’écriture théâtrale ?

J. E. : [Longue hésitation.] Racine ? Je ne suis pas un grand lecteur de théâtre, ni un grand spectateur de théâtre. Mais je relis souvent la poésie de Racine. Un mystère pour moi. Mais je suis trop ignorant de la forme théâtre pour vous répondre.

Qu’est-ce qui vous touche particulièrement à l’opéra ?

J. E. : C’est désespérant… France Musique m’avait proposé une émission avec des pièces que je souhaitais faire entendre. J’avais l’impression d’avoir choisi des pages tellement connues de tous que j’ai préféré décliner : ça me paraissait un exercice d’écolier. La musique revêt une grande importance pour moi, mais je ne pourrais pas citer d’œuvres. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre, à accéder à l’opéra, à concevoir la singularité de la voix comme instrument. La voix a pris une grande place mais elle est arrivée très tard dans ma vie. L’Orfeo de Monteverdi m’a beaucoup frappé.

Votre Ravel fut-il dicté par des impératifs romanesques ou par un goût pour sa musique ?

J. E. : La raison majeure était sa musique. Ce fut une découverte musicale d’enfance très forte. Mais le personnage m’intriguait beaucoup et m’intrigue toujours. Ce petit livre sur Ravel a été le plus difficile à écrire de tous. Je l’ai abandonné définitivement deux fois.

Propos recueillis par Jérémie Rousseau

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