Marc-André Hamelin explore l’œuvre trop peu connue de Feinberg, aussi grandiose que ténébreuse. Hommage d’un pianiste à l’autre.

Samuil Feinberg (1890-1962)
Sonates pour piano nos 1 à 6
Marc-André Hamelin (piano)
Hyperion CDA68233. 2018. 1h15

Plus connu comme pianiste et enseignant que comme compositeur, Feinberg fut pourtant l’une des figures de proue de l’avant-garde russe des années 1920. Élève de Goldenweiser, dépositaire de la science contrapuntique de Taneïev, il idolâtrait Scriabine qui appréciait son interprétation de ses sonates, et il fut le premier à jouer et à graver la première intégrale du Clavier bien tempéré en URSS. À partir de 1934, conformément aux directives du régime, il adopta un langage plus accessible, d’essence polyphonique et mélodique, à l’instar de Miaskovsky et Prokofiev.

Réservé à l’encontre des autorités malgré les honneurs officiels, secret et solitaire, il mourut dans l’oubli, de trop rares disques Melodiya perpétuant le souvenir d’une œuvre essentiellement dédiée à son instrument. Après Christophe Sirodeau et Nikolaos Samaltanos (Bis, Altarus), Marc-André Hamelin nous persuade sans peine qu’il est l’une des figures essentielles de la musique russe : les six premières de ses douze sonates affirment en effet sa forte originalité.

Tout en payant leur inévitable tribut à Scriabine, Medtner et même Busoni, elles parlent une langue novatrice et personnelle, qui reflète les événements tragiques : Première Guerre mondiale à laquelle il prit part, puis Terreur et excès révolutionnaires des années 1920. Les Sonates nos 1 et 2 (1915-1916) sont déjà des pages de maturité, la nostalgie des années innocentes de l’enfance et l’espoir (bientôt déçu) d’un grand amour éclairant la première d’une lumière sinon totalement absente d’un CD d’une noirceur dantesque.

L’expressionnisme fuligineux est à son comble dans la n° 3 (la guerre) tandis que les deux suivantes, se rapportant à la Révolution, pourraient passer pour l’équivalent sonore des fantasmagories du Maître et Marguerite de Boulgakov. Alternant statisme et violence, la Sixième (1923), hantée de carillons lugubres, fait figure d’une immense élégie alla Schoenberg commémorant la fin d’un monde. Plus encore que Sirodeau, Marc-André Hamelin fait preuve de l’indispensable et complice fulgurance, seule capable de faire jaillir de l’ivoire les dentelles de glace, les cloches funèbres et les coulées incandescentes invoquées par ces musiques méphistophéliques.