Ils s’appellent Maurice André, Lily Laskine, Alexandre Lagoya, Jean-Pierre Rampal (photo), Mady Mesplé et furent des best-sellers du microsillon. Ravivons dans ces lignes la mémoire de ces interprètes exceptionnels, de ces trésors du passé parfois oubliés, eux qui étaient en leur temps assidûment suivis, idolâtrés pour certains, et par un très large public même, grâce notamment à l’explosion de l’industrie du vinyle.

J’ignore si cette discipline est enseignée à l’université, mais enfin, il faudrait qu’existe une sociologie du disque de musique classique. Elle étudierait comment, en parallèle du déroulement des Trente Glorieuses, un nouvel objet médiatique s’est développé, de manière exponentielle par rapport aux disques du passé, et touchant de très larges classes de la société. Un excellent chef d’orchestre connu de tous me confi ait un jour que chez ses parents, à la fi n des années 1960, il n’y avait qu’un seul disque, Les Quatre Saisons. Ainsi donc, un père de famille plutôt modeste avait mis la main au porte-monnaie pour se procurer les quatre célèbres concertos de Vivaldi. Signe extérieur de culture ? Signe des temps ? Véritable amour du baroque italien ? Allez savoir…

Crédit photo : Jesus Torres

Il y eut en ce temps-là une conjonction entre un relatif mieux-être des catégories modestes et moyennes, des progrès technologiques dans l’industrie du son et une certaine haute idée de la culture générale, classique et populaire (j’insiste sur cette coexistence des trois épithètes). L’édition discographique classique occupa ce créneau, avec la complicité active d’artistes de haut vol qui multiplièrent les best-sellers du microsillon.

Il est vrai qu’après le lancement du nouveau support en vinyle, au début des années 1950, tout était à faire ou à refaire. Tout ce qui avait été enregistré en 78 tours devait l’être à nouveau. Tout le grand répertoire, toutes les symphonies et opéras célèbres, les concertos connus, les grandes pages de tous les genres instrumentaux devaient être révélés. L’industrie marchait bien. J’ai sous les yeux le numéro d’avril 1959 de feue la revue Disques. Davantage de disques y sont chroniqués. La concurrence internationale joue à plein, mais l’industrie française est alors très active, tout en dépendant en partie de groupes multinationaux.

Un label déjà ancien, Pathé, domine la production mais est rattaché au groupe EMI, qui publie en France, sous les labels Columbia ou La voix de son maître, l’essentiel de la production classique nationale. Des labels internationaux ont une filiale française auto nome (Decca, Philips). En 1953, un nouveau venu, d’abord modeste, Erato, va bouleverser le marché en promouvant un répertoire jusque-là assez peu fréquenté. Rapidement, sous la direction de Philippe Loury et Michel Garcin, ce label connaîtra un formidable succès en révélant le répertoire que nous qualifions aujourd’hui de « baroque », avec la collaboration active d’une équipe de jeunes musiciens qui vont enregistrer à tour de bras et révéler la musique « ancienne » à un très large public, excédant de loin le public mélomane des concerts et des opéras.

Les éditeurs constituent des écuries. André Cluytens, Pierre Dervaux, Samson François, Michel Dens chez EMI-France vont enregistrer des disques par centaines de milliers. Cluytens sera le premier « millionnaire du disque ». De même Erato lancera- t-il les carrières de Jean-François Paillard, Jean Pierre Rampal, Maurice André et bien d’autres. Certains connaîtront une gloire nationale, d’autres un rayonnement international. Quelques-uns seront particulièrement médiatisés, n’hésitant pas à fréquenter les plateaux télé ou à pratiquer un crossover de bon aloi. On entendra Samson François en duo avec Yvette Horner, Maurice André jouera… tout ce qui est jouable, des Clochettes de Lakmé à des succès pop, comme aux concertos de Jolivet…

Bouillon de culture

Pour répondre à cette demande, de nouvelles maisons se créent. Dans le domaine lyrique, le producteur Guy Dumazert offrait à plusieurs labels (Pléiade, Véga, Orphée) des opéras et opérettes à la distribution entièrement française, en intégrales ou en extraits, mais aussi des chansons et du jazz. D’autres entreprises françaises aujourd’hui disparues ont accompagné ce mouvement de diffusion du classique, comme Odéon. Ducretet-Thomson, qui travaille avec des chefs charismatiques comme Inghelbrecht ou Scherchen, ou Lucien Adès, qui s’attache tout spécialement à la musique contemporaine, nouent un partenariat avec le Domaine musical, et donc avec Pierre Boulez (mais ce répertoire-là n’atteint généralement pas les chaumières !). La diversification des formats favorise la diffusion. Si la majorité des disques paraît en 30 cm (25 minutes par face en moyenne), une part non négligeable sort en 25 cm (15 minutes) ou même 17 cm (6 à 7 minutes), forcément moins chers. En un temps où la variété internationale n’avait pas submergé le marché du disque, la production classique tenait encore le haut du pavé, bien que le disque fût relativement plus cher qu’aujourd’hui*, et opérait une authentique démocratisation culturelle.

*Vers 1970, un 33 tours coûtait 35 F (environ 40 € actuels suivant l’inflation). Après quelques années, l’enregistrement pouvait passer dans une série à prix moyen (19,95 F, soit 23 €) ou économique (9,90 F, soit 11 €).

Trompette de la renommée

Maurice André trompettiste – 1933-2012

L’exemple même de ce rapprochement entre le style classique le plus exigeant et le goût populaire. À tous les points de vue. Maurice André naquit à Alès (Gard) dans une famille de mineurs. Il fut lui-même mineur dès son adolescence. Il est significatif que son père, mineur également, ait été son premier professeur avant qu’il poursuive sa formation musicale avec le secrétaire des abattoirs d’Alès

Il monta cependant à Paris où il obtint son premier prix dans la classe de Raymond Sabarich. Là, il joue dans les grandes formations symphoniques mais aussi au Théâtre Mogador, temple de l’opérette, et même au Cirque Medrano, et il enregistre tous azimuts. Dès 1954, il grave un concerto de Torelli avec Jean-François Paillard (Erato), première d’une cinquantaine de disques en commun. Mais il cachetonne aussi dans la variété l’année suivante : c’est lui que l’on entend dans Nationale 7, derrière Charles Trenet. Sa carrière s’élargit.

Dès lors, il est partout. Partenaire privilégié de Jean-François Paillard, il s’attache entre autres à la redécouverte du répertoire baroque. Les
Vivaldi, Torelli, Albinoni, Biscogli, Jacchini, Zipoli… mais aussi Telemann, Haydn, Bach : le Deuxième Brande-bourgeois évidemment, mais surtout la Badinerie de la Suite pour orchestre n° 2, transcrite de la flûte à la petite trompette, qui devient en quelque
sorte sa signature. Maurice André a également beaucoup pratiqué la musique du XXe siècle. Son disque entièrement consacré à André Jolivet connut un véritable succès et il défendit brillamment de nombreux concertos modernes.

Mais avec cela, il n’hésita pas à graver aussi des musiques de bal populaire, des chansons, des pages de Michel Legrand, des airs d’opéras célèbres, des morceaux de pop américaine. Suprême consécration musicale, Karajan fera appel à lui pour un disque de concertos (EMI). Suprême consécration populaire, Jacques Chancel lui dédiera deux fois son « Grand Échiquier » et Jacques Martin le recevra à « Dimanche Martin ».

Depuis 1967, il a remplacé son maître Sabarich au Conservatoire de Paris. Il y formera la nouvelle génération, les Touvron, Caens, Aubier, Soustrot, qui lui doivent beaucoup. Jusqu’au début des années 1990, il mènera une carrière frénétique qui lui vaudra une gloire mondiale. Gloire profane lorsqu’un jury américain le proclame « meilleur trompettiste du monde ». Gloire sacrée lorsque le pape Benoît XVI lui adresse sa bénédiction au cours d’une messe célébrée en la cathédrale d’Alès. Bel hommage à celui qui fi t comprendre que la trompette ne se limitait pas aux sonneries militaires mais qu’elle était aussi un instrument belcantiste, doux et virtuose.

Révolution baroque

Jean-François Paillard, chef d’orchestre – 1928-2013

Il fut dès 1953 l’acteur majeur du lancement d’Erato, avec son Ensemble instrumental Jean-Marie Leclair, qui devait prendre son propre nom six ans plus tard (trop de mélomanes cherchant à féliciter M. Leclair !). Jean-François Paillard imposa à la musique des XVIIe et XVIIIe siècles de nouveaux critères d’interprétation, en rupture avec la rhétorique romantique qui prévalait jusqu’alors. Il sut fédérer autour de lui de nombreux jeunes musiciens qui lui restèrent fidèles : Jean-Pierre Rampal, Maurice André, Marie-Claire Alain, Pierre Pierlot et Gérard Jarry, extraordinaire violoniste qui fut pendant trente ans premier soliste de l’orchestre.

Pour l’interprétation de Bach, de Haendel, de Vivaldi, de Telemann, de Rameau, il y eut en France un avant et un après-Paillard, plus de 130 disques en témoignent. Après avoir été jugé révolutionnaire, il fut contesté par la jeune garde des « baroqueux », qui avançaient d’autres propositions qu’il refusait énergiquement, s’opposant à une muséification de l’interprétation. Il joua également des répertoires plus récents, de Tchaïkovski à Honegger. En 1974, la parution simultanée de deux versions des Indes galantes par Paillard (Erato) et Malgoire (CBS) cristallisa la querelle.

Après 1983, Erato étant entré dans une lourde période de turbulences, il continua de publier chez RCA, mal aimé en France où les modes vont et viennent, mais toujours adoré en Asie où il a fait école.

Le vent en poupe

Jean-Pierre Rampal, flûtiste – 1922-2000

Rampal, c’est d’abord l’héritier d’une brillante lignée qui, de Paul Taffanel à Marcel Moyse, Philippe Gaubert… et Joseph Rampal, son père, fit de l’art français de la flûte une référence internationale. Il y avait en son temps un vrai besoin de baroque mais aussi une réelle curiosité pour la musique contemporaine et le disque était l’objet de la démocratisation culturelle par excellence. Alors qu’il était encore deuxième flûte de l’Orchestre de l’Opéra, il saisit l’occasion et illustra les deux domaines à la fois.

Côté baroque, avec Robert Veyron-Lacroix, son partenaire pianiste et claveciniste, avec son ami de jeunesse Jean-François Paillard, avec Claudio Scimone ou Karl Ristenpart, avec l’Ensemble baroque de Paris et le Quintette à vent français, en duo avec Lily Laskine, il joua sur tous les fronts, mais se montra réservé sur les flûtes d’époque sans clés.

Sa discographie, essentiellement chez Erato puis CBS, est colossale. Sonates connues ou inconnues, concertos pour une ou plusieurs flûtes, suites d’orchestre en tout genre, il fut partout. Dans le domaine baroque avant tout, mais aussi dans le répertoire romantique (l’œuvre pour flûte de Beethoven) et, bien évidemment, le contemporain, où il trouva à qui parler. Jolivet lui dédia son Concerto et sa Suite en concert, Poulenc sa Sonate, sans parler des œuvres importantes de Charles Chaynes, Jean Françaix, Serge Nigg, Jean Rivier, Jean Martinon et bien d’autres, prouvant que la flûte possédait des qualités bien plus larges qu’on ne le croyait.

Sa renommée fut internationale, encore élargie lorsque, sans abandonner la flûte, il prit la baguette, dans les années 1980. Il fut particulièrement fêté au Japon. Il en résulta un beau disque de mélodies japonaises avec Lily Laskine. Dans un autre genre, il se fit jazzman avec Claude Bolling. À partir de 1969, il fut, au Conservatoire de Paris, un professeur chaleureux et apprécié. Après lui et un peu grâce à lui, la vitalité de la flûte française se poursuivit.

La magicienne aux doigts de fée

Lily Laskine, harpiste – 1893-1988

Avant elle, il y avait eu de grand(e)s harpistes en France, Alphonse Hasselmans, Micheline Kahn ou Henriette Renié, notamment. Mais avec Lily Laskine, bien qu’elle n’ait pas connu le succès « grand public » d’un Maurice André ou d’un Jean-Pierre Rampal, on entre dans une nouvelle ère de la harpe. La petite fille d’émigrés juifs russes donna son premier concert à 12 ans, un an avant d’obtenir son premier prix du Conservatoire de Paris dans la classe d’Hasselmans.

Trois ans plus tard, elle était nommée à l’Orchestre de l’Opéra mais se produisait aussi dans les grandes formations parisiennes. En 1934, elle est la première harpiste solo du nouvel Orchestre National fondé par Pierre Monteux. Sa renommée traversa rapidement les frontières. On l’entendit à Salzbourg et Sir Thomas Beecham enregistra avec elle et Marcel Moyse le Concerto pour flûte et harpe de Mozart, son œuvre fétiche d’une certaine façon, qu’elle réenregistrera avec Michel Debost et Louis Auriacombe (EMI) et, par deux fois, avec Jean-Pierre Rampal et Jean-François Paillard (ces disques firent la fortune d’Erato et atteignirent des records de vente inimaginables aujourd’hui dans le domaine classique).

Outre ses qualités humaines qui firent l’émerveillement de ses élèves lorsqu’elle fut nommée au Conservatoire – il faut voir les louanges que lui tresse Marielle Nordmann dans l’ouvrage qu’elle lui a consacré –, Lily Laskine sut faire sortir la harpe de la zone de confort du style Marie- Antoinette et des élégantes brumes romantiques. Elle défendit la musique de son temps : Ravel (Introduction et Allegro), Debussy (Danses) et de nombreux compositeurs plus récents (Ibert, Roussel, Tailleferre, Schmitt). André Jolivet écrivit pour elle un concerto
devenu un classique de l’instrument.

Cela ne l’empêcha évidemment pas de fouiller dans le passé. Sans elle, nous n’aurions peut-être pas connu le délicieux Concerto de Jean-Baptiste Krumpholtz et, sur la fin de sa carrière, elle réalisa avec Jean-François Paillard un étonnant panorama de la musique française sous la Restauration (Jadin, Bochsa, Naderman). Mais elle ne se limita pas toujours au classique, interprétant avec Rampal des musiques japonaises, des chansons juives, accompagnant des chanteurs populaires, d’Édith Piaf à Charles Trenet et Tino Rossi.

La Ville de Paris lui a dédié un jardin… rue Jacques-Ibert.

Les trésors du pharaon

Alexandre Lagoya, guitariste – 1929-1999

Comme il était guitariste et que son nom se terminait en a, bien des gens peu informés le croyaient espagnol ! En fait, c’était un gréco-italien d’Alexandrie, plus tard naturalisé français, et c’est en Égypte et au Moyen-Orient qu’il se fit d’abord connaître comme concertiste et enseignant. L’Égypte étant très francophile, il vint en France où il s’inscrivit à l’École normale de musique, suivant les cours de composition de Villa Lobos.

À Paris, il rencontra une autre guitariste, Ida Presti (1924-1967), qu’il épousa en 1952. Pendant quinze ans, ils firent carrière en duo, recueillant une immense notoriété. Cela dit, on imagine mal la situation de la guitare dans la hiérarchie des arts selon le milieu musical français. Instrument réservé au folklore, à la variété, au jazz, à la musique hispanique mais hors du champ de la « grande musique classique ». Il n’existait pas de classe de guitare au Conservatoire de Paris, jusqu’à la création de celle d’Alexandre Lagoya, en 1969. Le duo Presti Lagoya contribua à faire évoluer les mentalités, suscitant des créations de compositeurs contemporains.

Au décès de son épouse, qui le laissa désemparé et l’éloigna de la scène pendant plusieurs années, Alexandre Lagoya reprit sa carrière en soliste. Il dévoila le répertoire de la guitare à un très large public, renouvelant la technique de l’instrument, avec une position de la main droite qui donnait plus d’ampleur à la sonorité, des trilles sur deux cordes, des jeux sur les variations de timbre et les modes d’attaque des cordes qui donnaient beaucoup de vie à son jeu. Il devint dès lors un musicien populaire. Grâce à lui, il est peu d’adolescents nés dans les années 1950 qui n’aient un jour tenté de gratouiller Jeux interdits, la célèbre Romance jouée par Narciso Yepes dans le film de René Clément. Mais surtout, il révéla les trésors du répertoire de la guitare dans une discographie aussi riche que bien diffusée.

Touchée par la grâce

Mady Mesplé, soprano – 1931-2020

Au temps de sa splendeur, on la voyait souvent à la télé, chez Pascal Sevran ou Jacques Martin. « De-ci de-là, cahin-caha » de Véronique était devenu un succès presque populaire. Elle était connue et reconnue d’un public qui dépassait largement celui du « classique ». Mady Mesplé fut vraisemblablement la dernière à porter cet art très français d’un chant d’agilité, d’une ligne parfaite, à la diction impeccable.

La soprano toulousaine posséda ainsi le répertoire le plus large qui fût. Elle incarna évidemment tous les rôles classiques de soprano colorature : Lucia, Sophie (Werther), Olympia, la Reine de la nuit et, évidemment, Lakmé, peut-être celui qu’elle aura chanté le plus souvent. Mais elle eut le mérite de donner toute sa dignité vocale à l’opérette la plus populaire (La Fille de Madame Angot, Véronique, Les Cloches de Corneville…).

Elle s’intéressa à la musique contemporaine, d’abord avec l’Élégie pour jeunes amants de Henze. Puis Boulez la demanda pour L’Échelle de Jacob de Schoenberg, elle créa les Poèmes de Sappho de Chaynes et le Quatuor II de Betsy Jolas. Bien évidemment, son sens du mot la désignait comme une interprète de choix des mélodies. Avec Mady, les vers avaient des ailes comme l’oiseau, comme l’esprit – et comme l’Amour bien sûr.