Ce n’est pas moins de quatre opéras du compositeur bavarois qu’affichait le festival d’été de l’Opéra de Munich. Avec de belles surprises et des distributions de premier ordre.

Quatre opéras de Strauss au programme du festival 2022, c’est dire l’importance accordée au compositeur bavarois à Munich. Un mini-festival dans le festival permettait en quelques jours de voir Le Chevalier à la Rose, La Femme sans ombre, La Femme silencieuse et Capriccio. La manifestation a été endeuillée par le décès de Stefan Soltész, au pupitre du troisième et on n’a pas revu le deuxième, mise en scène exceptionnelle d’intelligence signée Krzysztof Warlikowski, et dirigé cette fois par Sebastian Weigle, avec une distribution affichant Nina Stemme, Camilla Nylund, Eric Cutler, Michael Volle et Michaela Schuster. Mais les deux autres ont été symptomatiques de la capacité du Staatsoper à atteindre une forme de perfection qui n’a pas changée avec la mise en place d’une nouvelle direction voici un an.

On avait pu apercevoir Le Chevalier à la rose sur les écrans de télé, le spectacle, crée en 2021 pendant le confinement, ayant été diffusé. Pas facile de l’imposer pourtant dans une maison qui présenta quarante-six ans durant un Chevalier de légende, créé par Otto Schenk et Jürgen Rose en 1972, magnifié alors par la baguette de Carlos Kleiber, spectacle phare repris presque chaque année, jusqu’à ce que, en 2018, Kirill Petrenko dirige sa fin avec le même champagne dans la baguette que Kleiber.

Crédit photos : W. Hoesl

Se confronter à ses souvenirs des années 1970, et à la nouvelle production s’est révélé un plaisir de l’œil et de l’oreille. D’abord parce que Barrie Kosky a su créer des personnages attachants, des situations classiques et bien rodées sans chercher à raconter autre chose que ce que dit le texte, mais avec une subtilité souriante de tous les instants, un regard complice, amusé, jamais excessif. Certes, les décors plutôt postmodernes de Rufus Didwiszus n’ont rien à voir avec le rococo de Rose, réjouissant : un intérieur de grisailles sur panneaux  glissants de métal gravé, chic, idéal pour les reflets  des lumières et des ombres d’un palais d’un temps révolu, un autre aux parois débordantes de tableaux du XVIIIe siècle aux chairs joyeuses et féminines, qui ne seront plus rien quand paraîtra, grand moment d’esbroufe théâtrale, le carrosse d’argent d’Oktavian, d’un grandiose aussi impérial qu’inconcevable.

Mais au dernier acte, le coup du théâtre dans le théâtre tombera un peu à plat, même s’il renvoie implicitement au Capriccio du surlendemain. On se prend alors à regretter l’effet là où l’intellectualisation ne fonctionne pas aussi bien qu’une mécanique irrésistible bien huilée (et c’est la magie même de ce troisième acte). Il n’empêche, la magie des personnages fonctionne à plein. C’est qu’ils sont aussi superbes comme acteurs que comme chanteurs : Maréchale délicieuse, jeune, légère, raffinée, de Marlis Petersen, qui partage toute sa dimension d’émotion intime à la scène du « temps qui passe » pleine de mélancolie, mais aussi de drôlerie, avec son horloge majuscule et animée. Elle s’imposera un peu moins en Maréchale décidée et dominatrice au troisième acte. Oktavian très crédible de Samantha Hankey, timbre ample et riche, présence qui ne fait pas oublier la légende Fassbaender, idéale autrefois d’ambiguïté complice, mais capable d’imposer comme évidence ses différentes incarnations. Et Sophie formidable de Liv Redpath, vive, prête à boxer le baron, et sensible à l’extrême, au point de fondre devant son Chevalier avec des aigus magnifiques.

Remplaçant pour un soir Christof Fischesser empêché, Günther Groissböck impose sans peine un baron Ochs racé, élégant, mais amoral, très en forme, et très captivant. Beau Faninal agité de Johannes Martin Kränzle, et troupe munichoise d’excellence, avec entre autres, le Chanteur de Galeano Salas, voix séduisante, personnage de castrat  emplumé divertissant.

L’orchestre est superbe, mais  Vladimir Jurowski n’a pas encore la maîtrise de dizaines de représentations qui font le naturel absolu ; gageons que cela se fera vite, pour arrondir quelques angles à arrondir, remplir quelques infimes absences, lier mieux le tout. Mais assurément, ce Chevalier est fait pour durer et symboliser à nouveau la maison.

Dernière nouvelle production du festival, Capriccio, absent depuis longtemps ici. C’est en fait la reprise de la production de David Marton, vue à Lyon en 2013, puis à Bruxelles en 2016.

Serge Dorny a tenu à mettre au répertoire du Bayerische Staatsoper, avec raison, car elle parle d’autant plus au public allemand par le regard qu’elle pose sur un opéra écrit en pleine guerre, et créée en 1942 sous le contrôle des nazis.

Présentée sur la scène du Prinzregententheater, elle n’a pas pris une ride. Certes, on s’interroge toujours sur ces quelques instants de silence qui en suspendent le flux, en n’ajoutant rien que du maniérisme à la tension qu’y fait naître le propos du metteur en scène, qui met fort habilement face à face la société privilégiée et inconsciente des enjeux de la vie réelle qui gravite autour de la comtesse Madeleine, discutant d’art et de musique, et le monde extérieur qui l’entoure, miroir ici bien noir de tant d’illusions.

Installée dans une coupe à échelle 1 d’un théâtre privé, moitié scène à jardin, moitié salle à cour, qui montre l’action transportée au temps de la création, avec costumes et comportements sociaux explicites, quelque part en France sous l’Occupation, la production n’empêche en rien la discussion artistico-philosophique de s’installer avec vivacité et plaisir. Elle laisse aussi apparaître la faim des pauvres (les danseuses invitées par la Roche, se jetant affamées sur le buffet, comme les chanteurs italiens), et les indics prêts à tout : M. Taupe, terrifiant délateur, prêt à faire embarquer ces invités, valise à la main, vers un destin funeste avec la complicité tacite du majordome, transforme en définitive la cohorte des valets en mouchards, tandis que la Comtesse rêve à la réponse personnelle qu’elle se doit d’apporter à la problématique de l’œuvre, « prima le parole, dopo la musica ». Vertige assuré.

Pour que cela marche, il faut que de la fosse monte un discours d’une élégance subtile et d’un charme absolu. Reprenant la baguette à Lothar Koenigs qui n’a assuré que la première, Leo Hussain, entre autre directeur de la musique à l’opéra de Caen, a parfaitement compris le caractère nostalgique, crépusculaire, de ce « Monde d’hier » inspiré à Strauss par Stefan Zweig, et après une première partie délicatement offerte à la légèreté de la conversation, raffinée, bien construite, laissant ainsi au théâtre une forme de primauté assumée, a lâché les vannes d’un lyrisme éblouissant pour le plaidoyer de La Roche, puis dans le merveilleux notturno, dont il a repris les déferlements lyriques dès l’apparition de la Comtesse.

Ainsi emporté, l’orchestre, somptueux, se fait visiblement plaisir, et la salle fond, à raison. La distribution n’est pas en reste. Le Comte très vivant de Michael Nagy a écouté Fischer-Dieskau, dans la manière de sculpter en aristocrate les mots. Le Flamand de Pavol Breslik, généreux et séduisant, clair de timbre, élégant de chant et l’Olivier plus renfermé, et plus sombre, mais pas moins coloré de Vito Priante font un heureux contraste. Clairon, c’est Tanja Ariane Baumgartner, très à l’aise sur tous les plans, et La Roche est une fois encore le délicieux Kristinn Sigmundsson, portant son plaidoyer à la jubilation. Toby Spence en M. Taupe, Deanna Breiwick et Galeano Salas en chanteurs italiens, et Christian Oldenburg sont parfaits.

Reste Diana Damrau. Sa première Comtesse, d’abord sophistiquée, lointaine, froide, peu encline à jouer aussi, finit par se décoincer, laissant ses élans parler, gagnée par une chaleur de l’expression qui la rend sympathique. La voix, superbement gérée, jusque dans de micro-hésitations d’un aigu qui n’a plus l’obsession de ses coloratures, met tout le monde k.-o. avec un finale enthousiasmant, libérateur, tandis que le metteur en scène renvoie le personnage et ses doubles (les trois danseuses de La Roche), enfant, ado, âgée demain, à la Resi du Chevalier, qui comme elle, est femme avant tout.

Munich, Bayerische Staatsoper, le 21 juillet, Prinzregententheater, le 23 juillet.