Muni d’aigus insolents auxquels répondent des graves d’airain, le chanteur se balade hors catégories. Il atteint des contrées inconnues et, en artiste généreux, nous y reçoit. Elu artiste Choc de l’année 2021, le bariténor américain avait récemment donné un entretien à Classica que nous retrouvons ici. Fan de tex avery revient sur son parcours atypique, ou comment il est parvenu au sommet de sa forme et de son art.

On vous connaissait ténor, vous voici « bariténor ». Qu’est-ce donc que cela ?

Ma voix ! Ma vraie voix. Une voix qui a longtemps existé, et puis qui a disparu peu à peu dans la première moitié du xxe siècle. On la trouve rarement mentionnée telle quelle, mais au xixe siècle, et en remontant jusqu’à l’ère baroque, on ne raisonnait pas en typologies vocales aussi marquées qu’aujourd’hui, et une voix de bariténor était usuelle.

Un bariténor peut donc chanter les rôles de ténor et de baryton ?

Disons qu’il est capable de passer de l’un à l’autre, maîtrisant les techniques propres aux deux voix, dont les tessitures se chevauchent sur certaines zones, et en contrôlant rigoureusement les fameuses notes de passage si importantes dans l’émission vocale et la conduite du son.

On vous entend alterner dans ce récital des airs de ténor très aigus (La Fille du régiment) et de baryton, mais avec la couleur idoine : vos graves et vos aigus dans le Prologue de Paillasse ne sont pas ceux d’un ténor, mais d’un authentique baryton. Quel est votre secret ?

Vingt ans de travail et de questionnements [il rit]. J’ai longtemps chanté les seuls barytons. Je dois avouer que je baigne dans le chant depuis mes 2 ans.


Michael Spyres
Artiste Classica de l’année 2021

Vers 8 ans, j’ai découvert Looney Tunes et Mel Blanc, cet acteur spécialisé dans les doublages, qui faisait à lui seul toutes les voix dans les aventures de Bugs Bunny ou Porky Pig. Une révélation ! J’ai passé mon temps à l’imiter. Et dans le chœur de l’église que mon père dirigeait, tous les jours, j’imitais les voix de basse, ténor, alto, soprano, et passais de l’un à l’autre naturellement. J’ai entraîné ma voix à cela durant des années, utilisant, sans le savoir, le registre de poitrine, le fausset, la voix mixte. À 18 ans, j’ai commencé ma carrière comme baryton. Puis j’ai rencontré un professeur, lui-même ténor, qui parlait d’une voix… de ténor, claire et haut perchée : [il l’imite] «Vous devez être un ténor, m’a-t-il dit-il. Mais non, écoutez ma voix, lui ai-je répondu, je suis baryton. » Mais je me suis laissé convaincre. Alors pendant deux ans et demi, j’ai tenté d’être ténor. Mais ça craquait souvent dans les notes de passage. À la fin, ce professeur m’a confié : « Peut-être me suis-je trompé, vous devez être baryton. On a peut-être gâché deux ans… » Sur ce, il est parti à New York, je me suis retrouvé seul, sans savoir si j’étais ténor ou baryton. J’ai commencé à scruter le répertoire, à écouter toutes les voix enregistrées que je dénichais, du fin fond de mon Midwest, à une époque où Internet n’existait pas, et, surtout, à lire tous les traités et la vie des maîtres de jadis.

Qu’avez-vous appris ?

Que les ambitus vocaux d’autrefois étaient autrement plus vastes que les catégorisations modernes dans lesquelles on nous force à rentrer aujourd’hui. Jusqu’aux années 1840/1850, les voix de nombreux chanteurs couvraient fréquemment trois octaves ; Rossini fut le dernier à demander autant aux voix, et Manuel García, le plus célèbre chanteur de son époque, avec plus de cent cinquante rôles, en fut l’exemple parfait : il allait de baryton-basse à haute-contre ! Il chantait Almaviva dans Le Barbier mais fut aussi un Don Giovanni réputé ! Il n’était ni ténor ni baryton, c’était un artiste. De sacrés modèles.

Chercherait-on aujourd’hui à faire entrer tout chanteur dans une case ?

On catégorise trop les voix, on attend certaines couleurs dans certains rôles, comme si rien n’était possible au-delà. Nombre de chanteurs se fabriquent des voix qui ne sont pas les leurs : quelle différence entre leur voix naturelle et leur voix chantée ! En écoutant un chanteur on se dit : « Tiens, il a étudié avec un tel ou un tel, d’ailleurs, c’est la voix de son professeur, pas la sienne ! » Ils ont tous le même son ! Je suis contre cette globalisation des voix et de la société ! Quelle excitation si tous les chanteurs sonnent de la même façon ? Je chéris les vieux enregistrements, où chacun avait un timbre particulier. La couleur doit être la vôtre. Non une imitation.

Est-il facile d’oublier la technique sur scène ?

Maintenant, ça l’est. J’ai tellement travaillé. Je suis obsédé par la technique, et je connais la voix mieux que bien des gens. Pendant vingt ans, j’ai tâtonné, compris, forgé ces techniques me permettant de révéler la versatilité de mes capacités. Je pourrais aussi chanter comme contre-ténor. En voix de fausset, je peux aller jusqu’au la bémol des sopranos – au-delà, c’est physiquement impossible. Et puis, avouez que « baricontre–ténor », ça aurait été un peu extrême pour commencer, non [il rit] ?

On a rarement entendu un « Largo al factotum » rossinien comme le vôtre : où avez-vous appris à le jouer ainsi ?

Looney Tunes ! Je voulais travailler dans les cartoons, et devenir doubleur, petit. À l’université, j’ai gagné ma vie en faisant différentes voix et des accents pour la radio, du sketch au spot de pub [il imite l’accent français]. Je n’ai jamais appris la grammaire, mais juste le son. Pour moi, le monde est son.

Vous venez de chanter Don Ottavio à Salzbourg : aimeriez–vous et pourriez-vous chanter Don Giovanni ?

Ah oui, j’adorerais ! Mieux encore : le comte Almaviva dans Les Noces de Figaro. J’adore ce rôle. Alors que dans le Barbier rossinien, je préfère Figaro. Tout repose sur le caractère, pour moi c’est la seule chose qui compte. L’improvisation, la liberté qu’on peut insuffler à un personnage fait tout. Voilà pourquoi je ne m’y retrouve pas chez Puccini, qui ne parle pas à mon âme. Il est un merveilleux compositeur, où tout est bien écrit et orchestré, mais où tout est aussi calculé et prévisible. Je reste hermétique à sa façon de manipuler les émotions. Mon cher Berlioz, par exemple, est exactement l’opposé : il dessine des rôles multidimensionnels, alors que Puccini compose des rôles unidimensionnels.

Après ce Fidelio que vous répétez en ce moment à l’Opéra-Comique, où vous entendra–t-on ?

Je m’apprête à enregistrer Les Nuits d’été dans les tonalités originales, en respectant ce que Berlioz a écrit sans aucune transposition. Après, je serai Idoménée à Baden-Baden. Puis Paillasse à Springfield, Missouri, au sein de la compagnie d’opéra dont je suis directeur artistique. Mon frère y chantera Beppe, ma femme Nedda, ma mère participant aux costumes et mon père aux décors se retrouveront dans les chœurs. Une troupe familiale, quoi. Et la seule compagnie d’opéra à des lieues à la ronde ! J’essaie de construire dans ce coin perdu un projet régional pérenne. Des amis chanteurs viennent s’y produire parfois, acceptant de réduire leur cachet : ils vivent une formidable expérience, l’excitation d’une petite compagnie. Nous chantons en langue originale, mais je livre mes propres traductions pour les surtitrages, en essayant de les adapter dans le dialecte local des monts Ozarks. Enfin, en mai prochain, je chanterai le programme « Baritenor » aux Champs-Élysées, puis, à l’été, Idoménée au Festival d’Aix, avec Sabine Devieilhe et Raphaël Pichon.

« Baritenor » est un de nos CD CHOCS de l’année 2021.
Michael Spyres chante Florestan dans Fidelio à l’Opéra-Comique (Cyril Teste/Raphaël Pichon) les 27 et 29 septembre, 1er et 3 octobre.
Il sera en concert au Théâtre des Champs-Élysées le 19 mai 2022.