Les archives de la Bibliothèque nationale de France
Notre rédaction sonde les profondeurs de l’une des plus anciennes institutions françaises pour y découvrir un patrimoine sonore unique. Le sanctuaire de la mémoire auditive nous ouvre ses portes.
« Est-ce que ta chanvrière est prête ? – Ben ! quand on voudra. […] Il faudrait attendre un peu de pluie, qu’vous disiez, dis donc ? – Ben oui ! mais, s’il n’veut pleuvoir ? – Ah ! ma foi ! nous partirons quand vous voudrez. – Nous irons d’main. – C’est entendu. D’main au matin. »
Curieux échange que cette discussion dédiée au travail du chanvre… mais trésor inestimable dont la valeur pourrait échapper au simple lecteur qui, s’en tenant à ces quelques lignes, y verrait la transcription d’une conversation météorologique de faible intérêt, ou un exercice de style aux accents du théâtre de Samuel Beckett…

Crédit photo : Thesupermat
L’erreur serait désolante ! C’est dans son format audio, disponible dans les archives numériques de la Bibliothèque nationale de France (BnF), que se révèle toute la saveur de cette pépite. Venue tout droit de Thonne-le-Thil, commune de la Meuse, elle est le fruit d’une ambitieuse enquête de terrain menée dès 1911 par Ferdinand Brunot, linguiste et professeur d’histoire de la langue française à la Sorbonne.
Un objectif alors : collecter les différents patois grâce à l’enregistrement de récits de vie et de dialogues, mais aussi de quelques contes et chansons afin de consigner des traces orales de la langue parlée… témoignages extrêmement émouvants et désormais disponibles pour l’éternité, grâce à la démarche d’un homme qui amorça l’une des plus vastes entreprises de la mémoire auditive en France.
Avec le concours de l’industriel Émile Pathé, qui fournit alors le matériel nécessaire, plusieurs centaines d’enregistrements furent ainsi rassemblés à l’issue de trois expéditions dans les Ardennes franco-belges en 1912, puis dans le Berry et le Limousin en 1913, pour fixer la représentation linguistique d’une société rurale française que la Première Guerre mondiale fera partiellement disparaître quelques années plus tard. Augmentées des enregistrements de personnalités contemporaines du linguiste (Apollinaire est de ceux-là), ou encore d’une somme apportée par Pathé, ces Archives de la parole sont absorbées en 1928 par le musée de la Parole et du Geste, tout juste créé.
Accumulation historique
La Phonothèque nationale, fondée en 1938 avec l’institution du dépôt légal du disque, marque un tournant pour la mémoire du son. En 1976, elle est rattachée à la Bibliothèque nationale, pour devenir en 1994 le département de l’Audiovisuel avec la fraîchement rebaptisée « Bibliothèque nationale de France ». Les documents conservés aujourd’hui proviennent de cette accumulation historique, enrichie par les dons et acquisitions patrimoniales opérées chaque année pour un budget dédié.
Pénétrer dans les archives de la BnF, c’est accéder au cœur de l’industrie de la mémoire : une machine complexe faite de robots, d’algorithmes et de mouvements perpétuels – un labyrinthe où les obsessionnels du souvenir seraient bien tentés d’aller perdre leur âme…
C’est justement dans les tréfonds du bâtiment, sous le niveau de la Seine, que nous guide Jean-Rodolphe Zanzotto, chargé des collections sonores des fonds anciens à la BnF. Au mur, onze kilomètres de rails parcourent l’édifice de haut en bas et permettent le transport automatique des documents depuis leur lieu de stockage jusqu’à la salle de consultation… une installation qui serait inspirée du Pentagone.
C’est à cet étage qu’opère Luc Verrier, expert en numérisation et préservation numérique pour l’audiovisuel. Dans une petite pièce encombrée d’appareils de lecture divers et variés, les documents sont sauvegardés sur des cartouches – 12 000 aujourd’hui – intégrées dans un grand robot fait d’alvéoles, dont le poids actuel représente plus de 7000 téraoctets. L’opération de migration permanente s’accompagne à chaque lecture d’une vérification de l’intégrité du fichier. Constamment sondées, les cartouches sont remplacées tous les trois à cinq ans.
Cet entretien vient soutenir un plan de sauvegarde établi selon une stratégie des priorités en accordant la primeur aux supports en péril : un travail qui relève parfois de la course contre la montre ! La plus grosse opération sur le dépôt légal a permis de rendre disponibles et de mettre en valeur des enregistrements peu connus en numérisant les microsillons de 1959 à 1962.
Le prochain chantier concerne désormais la collection de cylindres : le premier support audio inventé par Thomas Edison à la fin du xixe siècle. On la trouve justement un peu plus loin, dans un magasin de conservation placé à 8 °C. Et pour cause, les 7000 pièces de cire abritées par la BnF doivent être préservées de toute variation de température, au risque de se dénaturer. L’installation sommaire des boîtes rangées les unes à côté des autres ajoute à la forte impression qui nous saisit lorsque l’on mesure la valeur historique de cette série. En 1877, Edison dépose le brevet du phonographe, premier lecteur permettant la reproduction sonore sur un rouleau de cire, gravé d’un sillon. À cette même époque, le Français Charles Cros développe une idée voisine qui restera dans l’ombre hélas, faute d’avoir pu faire l’objet d’une réalisation technique. Suivront les grandes sociétés : Pathé ou Lioret… l’entreprise qui mit au point le premier cinéma parlant !
Les voies du son
Le Phono-Cinéma-Théâtre, développé à la veille du xxe siècle par Henri Lioret et Clément-Maurice Gratioulet, synchronise pour la première fois les voix des acteurs enregistrées sur un phonographe à cylindre avec des images projetées. Le film réalisé avec la chanteuse Mily-Meyer, qui fut présenté à l’Exposition universelle de 1900, est hélas conservé en deux lieux différents : si l’on peut admirer le rouleau avec ses homologues, les images sont placées sous la protection du Centre national du cinéma.
Les supports se suivent et se chevauchent : alors que le cylindre disparaît discrètement, le disque plat prend la relève lorsqu’Émile Berliner, inventeur du gramophone, dépose un nouveau brevet en 1887. À cette époque, le marché pour une clientèle privée n’existe pas encore, la production reste confidentielle – il faudra attendre 1895 pour une première commercialisation des disques. La BnF abrite l’un de ces spécimens originaux monofaces de douze centimètres de diamètre.
À cette époque, la captation de la voix des artistes n’était pas de coutume : la comptine My Grandfather’s Clock enregistrée entre 1889 et 1892 se découvre certainement dans la voix d’Émile Berliner lui-même, ou d’une personne de son entourage familial ou professionnel. Quelques années plus tard, en 1903, c’est sous les doigts d’Edvard Grieg qu’est enregistrée l’une des pièces maîtresses de la collection de la BnF. Extrêmement choqué par l’affaire Dreyfus et le fonctionnement de la justice française, le compositeur norvégien quitta la capitale après y avoir néanmoins laissé la seule gravure personnelle de son œuvre sur un disque monoface enregistré pour le compte de la branche française de The Gramophone and Typewriter : Au printemps.
C’est à cette même période que la société Pathé se lance à son tour dans la production de disques. En 1905, des supports en fibro-ciment (ciment et amiante) sont recouverts de cire pour la gravure du titre. La réalisation est un échec, et ces nouveaux modèles ne resteront que deux mois en vente… avant d’être réemployés pour recouvrir le sol de l’usine à Chatou. D’autres modèles rares de l’entreprise Pathé ont pu davantage faire leurs preuves, tel fut le cas des disques de cinquante centimètres produits à partir de 1908, destinés à la sonorisation des salles de spectacle pour « reproduire un orchestre complet pour les danses, les concerts avec une sonorité très puissante ». Des appareils de lecture furent vendus dans le même temps pour répondre à ce format: de véritables meubles adaptés au produit, tout autant qu’à une décoration avantageuse !
Qualité vinyle
La collection s’enrichit régulièrement de surprises et découvertes : celle de la voix de contralto de Lucy Arbell, égérie de Massenet, dont on pensait ne détenir aucun enregistrement jusque très récemment, ou encore un disque microsillon dédicacé par Horowitz à Poulenc en octobre 1951: « À mon cher Francis, avec mes meilleurs sentiments d’amitié. » Microsillon ou « vinyle » (33 ou 45 tours), car l’histoire du disque se poursuit, et un nouveau support apparaît progressivement dès la deuxième moitié du xxe siècle. Dans un matériau plus durable et léger, il offre une durée d’écoute prolongée, avec une meilleure qualité sonore.
La société L’Oiseau-Lyre presse puis édite en France le premier d’une longue série en 1949, dépôt légal faisant foi ! Fondée en 1932 par une Australienne installée à Paris, la maison produit alors un programme de musique classique: L’Apothéose de Lully de François Couperin, interprétée par l’ensemble orchestral de L’Oiseau Lyre, sous la direction de Roger Désormière.
Un aperçu accéléré de ces archives ne pourrait être satisfaisant sans un arrêt marqué devant les magnifiques étuis conservés dans ce sanctuaire atypique : celui de la première intégrale en dix-sept disques du Faust de Gounod, publiée par Deutsche Grammophon en 1908, ou les nombreuses pochettes sans défaut et plus brillantes les unes que les autres, car préservées de toutes les agressions extérieures… ces « mints » que les collectionneurs s’arrachent, véritables machines à remonter le temps.
La splendide série découverte en sous-sol trouve son pendant quelques étages plus haut dans la collection Charles Cros, qui réunit quasiment tous les supports de lecture développés à travers les âges. De cette accumulation se dégage un décalage troublant, produit par la confrontation entre les objets souvent d’une grande esthétique et l’environnement du magasin sans fenêtre à l’ambiance industrielle… mais, à la BnF comme ailleurs, les trésors se chérissent et se protègent ! Et tandis que le buste de Charles Cros veille sur ces précieux témoins de l’histoire du son, la postérité peut assurément dormir sur ses deux oreilles.