Après des débuts houleux, le chemin s’éclaira pour la fillette de Philadelphie devant l’évidence de la voix.

Marian Anderson
(1897-1993)
Eleanor Roosevelt l’attendait. Elle devait donner un concert organisé par ses soins mais ne parut pas, restée à la porte du théâtre, empêchée d’y pénétrer par des membres de la mal nommée Daughters of American Revolution dont, ironie, la première dame des États-Unis était la présidente d’honneur.Eleanor rua dans les brancards, envoyant paître ces suffragettes de salon : puisque Marian Anderson ne pouvait pas chanter sur une scène à Washington, elle chanterait pour tous, une foule de près de 8 000 âmes, devant le Lincoln Memorial, et elle serait à ses côtés.
Un trésor, une vraie contralto naturelle, la voix haut placée, avec une expansion dans le masque qui réalisait l’oxymore de la « sombre clarté ». Pas une de ces mezzo-sopranos si courantes chez les girls afro-américaines, à l’imposant registre de poitrine, mais une contralto, fragile dans le timbre, puissante dans l’émission et dotée d’un souffle infini. Il fallait éduquer cette voix, inutile de toucher à l’instrument. Elle travaille lieder et oratorios : aucun espoir pour une femme de couleur d’atteindre une scène d’opéra. Mais en 1925 elle remporte un concours initié par l’Orchestre philharmonique de New York, portes ouvertes à une série de concerts. Les ingénieurs de Victor Records n’avaient cependant pas attendu ces premiers succès et, dès 1923, ils capturaient son timbre pur sur un 78 tours qui fit couler pas mal d’encre.
Les années 1930 furent luxuriantes, avec la découverte de l’Europe (la France l’adorait) qui lui offrait un répit ; malgré elle, le public américain en avait fait une icône et les Afro–américains une entité politique, ce qu’elle refusait. Comment elle, si modeste et toute dévouée à sa musique, pourrait-elle être une figure de proue ? Ce fut pourtant son destin. La guerre gagnée, on lui demanda d’abord des spirituals, alors qu’elle offrait Schumann, Schubert, la Rhapsodie de Brahms, les Kindertotenlieder, mais aussi Bach et Haendel.
En 1939, la ségrégation était une réalité aussi tenace au nord qu’au sud et Marian Anderson la vivait dans sa chair autant que Billie Holiday. Mais si Billie s’en consolait dans les paradis artificiels, Marian l’endurait sereinement dans la foi. Elle n’avait pas eu d’autres solutions ; gamine elle chantait quoi qu’il arrivât, sa voix puissante et bien placée trouvant son chemin dans le chœur de l’Union Baptist Church. Le temple était son salut, foi et musique, spirituals et cantiques. La puberté venue, cette voix, grave et lumineuse pourtant, surprit ses amis du People Chorus de Philadelphie mais pas sa tante qui veillait sur elle depuis l’enfance et l’accompagnait à l’organum ou au piano.
Le disque fut sa chance, tout son art pouvait y paraître. À compter des années 1940, les mélomanes prirent conscience de l’altitude de cet art qui n’avait alors pour équivalent que celui de Kathleen Ferrier. En Hollande, une jeune femme écoutait avec dévotion ses disques : Aafje Heynis. Leurs timbres étaient si proches. La consécration et l’ultime défi vinrent en 1955 avec l’Ulrica du Bal masqué au Met, sous l’œil bienveillant de Mitropoulos. Elle ouvrait le chemin des scènes lyriques à ses consœurs de couleur. Vite revenir au concert et au disque, reprendre pour la stéréophonie ses spirituals, et toujours les chanter pour les amis jusqu’à cette nuit du 8 avril 1993 où elle retourne à Dieu, ayant trouvé un ultime refuge dans la maison de son neveu James DePreist. De l’œuvre et de la vie, un admirable livre-disque que vient de publier Sony Classical vous dira tout : quinze CD à la remastérisation éclairante, un livre de 228 pages réunissant une iconographie complète, une œuvre d’art.
A ÉCOUTER
« Beyond the Music. Marian Anderson. Her Complete RCA
Victor Recordings ». Sony Classical 19439836492 (15 CD).
1923-1966. CHOC