Cinquante ans après sa mort, revenons sur l’influence colossale qu’exerça Marcel Dupré, cet esprit cartésien sur son siècle. Théoricien, pédagogue, virtuose de renommée internationale, son œuvre bouleversa la musique d’orgue.

Marcel Dupré

Crédit photo : SDP

Le 30 mai 1971. Fête de la Pentecôte. Comme chaque dimanche, Marcel Dupré, 85 ans, ancien directeur du Conservatoire, commandeur de la Légion d’honneur, membre de l’Institut, se rend à Saint-Sulpice pour y accompagner la grand-messe. Réfléchit-il durant les quinze minutes de trajet séparant Meudon de Montparnasse à la manière dont il paraphrasera le « Veni Creator » et l’« Alléluia » pascal ?

De ce dernier, il fait le thème de sa sortie, vigoureuse marche solennelle sur le tutti de Cavaillé-Coll. L’office fini, sans doute Dupré salue-t-il quelques admirateurs et autres rats de tribune avant de regagner sa villa. L’après-midi, il était mort. Une pluie d’hommages à sa mémoire s’abattit sur-le-champ. Elle était à la hauteur de l’influence qu’il exerça sur le monde de l’orgue et la vie musicale de son temps.

La pure tradition du jeu de l’orgue

Cinquante ans après, tous ses élèves ou presque sont morts. Son enseignement a été déconstruit. Ses enregistrements, ses traités et ses éditions musicales sont tombés dans l’oubli. Que nous reste-t-il donc de Marcel Dupré ?

Il fut le plus grand organiste de son époque et le symbole d’une lignée de musiciens qui s’attacha en France à faire revivre la « pure tradition » du jeu de l’orgue. Cette pratique, supposément héritée de Bach lui-même, avait été transmise au Belge Lemmens par l’Allemand Hesse de la même manière que Beethoven l’avait transmise à Czerny. Lemmens la communiqua à son tour à Widor et à Guilmant, qui eux-mêmes en enseignèrent les lois à Vierne : virtuosité aux mains et aux pieds, legato absolu et notes répétées à la moitié de leur valeur, respect scrupuleux des textes.

Cette tradition, Dupré l’approcha dès sa naissance, en 1886. Il répétait malicieusement qu’il était né « dans un orgue ». De fait, son père, élève de Guilmant, et son grand-père paternel étaient des organistes réputés de Rouen. Leurs relations musicales permirent à Marcel de baigner très tôt dans les eaux du monde de l’orgue : Guilmant lui prédit sa carrière d’organiste dès le berceau. Il rencontra Widor à l’âge de 4 ans. Vierne à 10. Du premier, il fut l’élève pendant dix ans avant de prendre indirectement sa succession à la chaire d’orgue au Conservatoire, en 1926. Il fut du second notamment le successeur comme organiste de Saint-Sulpice. Enfin, du troisième  il fut longtemps l’élève en improvisation, le dédicataire de sa Troisième Symphonie et le suppléant à Notre-Dame de Paris.

Un cocktail réussi

Mais, au-delà de l’orgue, c’est une éducation musicale d’une grande richesse que le jeune Marcel appréhenda par ses origines familiales, qui n’est pas sans rappeler celle que reçut Mendelssohn, et qui fit de lui un musicien d’une rare complétude. Par sa mère, violoncelliste au salon fréquenté, il aborda le grand répertoire chambriste. Par son père, fondateur d’une société chorale amateur, il découvrit des pans entiers du répertoire choral sacré et profane, notamment les opéras de Wagner qu’il tint toujours au sommet de son panthéon musical. Organiste, il n’en suivit pas moins, d’abord, une formation d’excellence en piano auprès de Lazare Lévy puis de Louis Diémer qui l’aurait conduit à jouer l’ensemble des sonates de Mozart, Haydn, Beethoven, Schubert, Schumann et Liszt et à connaître « par cœur les trois quarts de l’œuvre de Chopin ».

Cette virtuosité pianistique a exercé une influence considérable sur sa carrière, son œuvre et son enseignement.

Musicien d’exception à la carrière fulgurante

Ce cocktail ne pouvait produire qu’un musicien d’exception à la carrière fulgurante. Celle-ci décolla au lendemain de la Première Guerre mondiale, période durant laquelle Dupré, réformé pour raisons de santé, apprit l’ensemble de l’œuvre pour orgue de Bach, qu’il restitua de mémoire, en concert, en 1920, 1921, puis en 1945. C’était une première dans l’histoire. À cet exploit retentissant, s’ajoutèrent les premières tournées en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Certes, avant lui, Guilmant, Vierne et Joseph Bonnet avaient déjà conduit de brillantes carrières à l’étranger.

Mais Dupré ajoutait à sa science d’interprète des moyens extraordinaires en improvisation et un certain talent de communicant qui l’amenaient à produire instantanément, dans ses centaines de récitals, des symphonies en quatre mouvements sur des thèmes imposés par un public ébahi. À cela s’ajoutèrent l’industrie naissante du disque et les retransmissions intercontinentales par la radio. Une gloire était née, et pour la première fois un organiste était en mesure de rivaliser en technique et en aura avec les plus grandes stars du piano de l’époque : Rubinstein, Rachmaninov, Paderewski. Il était devenu « le Liszt de l’orgue ».

Exigence d’objectivité

Si Marcel hérita bien de Liszt la virtuosité et la carrière internationale, la ressemblance s’arrête cependant là. Pour Liszt, la subjectivité de l’interprète faisait seule autorité face à l’œuvre écrite. Pour Dupré au contraire, le moi était haïssable. Les témoignages d’alors sont significatifs : par sa sévérité, sa soumission au texte et même son extrême économie de mouvements, l’homme Dupré semblait tout entier s’effacer devant l’œuvre sonore. Il fut à cet égard représentatif de cette génération de musiciens qui, à l’image de Ravel et de Stravinsky, exigeaient la plus parfaite objectivité de la part de l’interprète.

À une époque où les idéologies holistes niaient l’individu, cette objectivité était, pour Dupré, synonyme de vérité. Si ses études ne furent pas poussées, Dupré n’en était pas moins lecteur de Descartes. Il en détourna, pour son cheminement musical, la démarche rationnelle dont ses carnets portent la trace : « Si tu pousses l’examen de la réalité jusqu’aux racines, selon la Méthode, tu trouveras la vérité. »

Un homme du XVIIe siècle

Dupré était en fait un homme du xviie siècle. Il l’était tout d’abord par son activité qui relevait autant de la vocation que de la reproduction: « Heureux celui qui fait le métier pour lequel il est doué, l’a commencé très tôt et le poursuit toute sa vie, fait le métier de son père ou un métier voisin. » Autant artiste qu’artisan, il est devenu musicien comme l’on devenait, sous l’Ancien Régime, peintre, ébéniste ou fermier général. Il manifesta également très tôt une foi inébranlable dans le progrès technique qui lui permit de porter une vision novatrice de la facture d’orgue qu’un siècle n’aura pas permis de dépasser.

Soucieux d’exactitude, il théorisa par ailleurs, à l’image de Mersenne, l’ensemble de sa science : plusieurs manuels d’harmonie, de contrepoint, de fugue et d’improvisation, manuel d’accompagnement du plain-chant, traité de facture d’orgue, données élémentaires d’acoustique, éditions révisées et entièrement doigtées des œuvres d’orgue de Bach, Haendel, Mendelssohn, Schumann, Franck, Liszt et Glazounov.

Les Règles d’exécution  d’orgues

Il fixa enfin, comme un nouveau Couperin, les préceptes reçus de ses maîtres avec une rare précision et, dans son cas, un rare dogmatisme. Pour preuve, cet extrait des Règles d’exécution d’orgue : « Toute note répétée dans la même partie perd : a) dans un mouvement vif : la moitié de sa valeur ; b) dans un mouvement lent : le quart de sa valeur ; c) si elle est pointée : le tiers ou le sixième de sa valeur selon la rapidité du mouvement. » De ce carcan imposé de main de fer, il fit le cœur de son enseignement dont bénéficia, à Meudon, Fontainebleau, Troyes, à l’École normale de musique et au Conservatoire, une pléiade d’élèves parmi lesquels Jehan Alain, Olivier Messiaen, Jean Langlais, Gaston Litaize, Pierre Cochereau, Marie-Claire Alain, Jeanne Demessieux et même Michel Chapuis et Jean Guillou, pour n’en citer que quelques-uns et uniquement les Français.

La carrière de virtuose et de pédagogue de Marcel Dupré et celle de compositeur se nourrirent mutuellement. Dupré, comme créateur, s’inscrivit dans une lignée conservatrice ou, à tout le moins, académique : il apprit harmonie et contrepoint en même temps que le clavier, notamment avec Guilmant dont le métier irréprochable ne violentait ni le langage ni la forme. Il excella également dans l’improvisation des formes les plus scolastiques, notamment la fugue. Enfin, Dupré fréquenta pendant sept ans la classe de composition de Widor qui le présenta à trois reprises au prix de Rome, finalement décroché en 1914. Pourtant, les premières grandes œuvres de Dupré annonçaient dès 1912 des horizons nouveaux.

Renouvèlements

Si, replacées dans l’histoire de la musique, ces pages n’avaient rien de révolutionnaire, elles n’en remuèrent pas moins profondément la musique d’orgue et la musique sacrée de l’époque. Les Trois Préludes et Fugues op. 7 donnèrent très vite le ton. Le carillon virtuose du Prélude en si majeur rappelle certes le Final de la Première Symphonie de Vierne, mais révèle une virtuosité d’écriture inconnue à l’époque. Les harmonies du Prélude et Fugue en fa mineur annoncent les belles pages modales des compositeurs de la génération suivante. Enfin, si le Prélude en sol mineur reprend le procédé de la fileuse déjà exploité par Widor dans sa Cinquième Symphonie, il fait l’objet d’un traitement, là encore, tout à fait singulier dont Duruflé se souviendra trente ans plus tard en écrivant son Prélude sur le nom d’Alain.

Même originalité avec les Variations sur un vieux Noël (1921), qui renouvelèrent profondément la forme de cette pratique héritée de l’âge classique et la figèrent pour un siècle, ou encore la Symphonie-Passion (1924) avec ses accents sauvages inspirés de Prokofiev et de Stravinsky. L’œuvre de Dupré, comme l’écrivait Messiaen, a considérablement « orienté, amplifié et transformé l’écriture de l’orgue ».

Fils rouges

Fut-il pour autant un novateur ? Il est en fait inclassable, voire inqualifiable. À côté de ces pages dont Messiaen se souviendra jusque dans son Livre d’orgue, fleurirent en effet nombre d’œuvres inspirées de Bach (Le Tombeau de Titelouze, 1942) ou de Fauré (Souvenir, 1965). Rien de commun ne semble même rattacher les œuvres les plus caractéristiques de son art que l’on pourrait croire issues de plumes différentes. Des fils ténus seuls tiennent leur unité. Tout d’abord, assurément, l’orgue. Dupré n’ignorait rien de l’orchestration ni de la technique vocale.

Nombre de ses pages de jeunesse, de haute tenue en témoignent : la virevoltante Fantaisie pour piano et orchestre (1912) ; Psyché (1914), la cantate du prix de Rome ; les Préludes pour piano (1916), véritables bijoux qui figurèrent au répertoire de Cziffra; ou encore le très beau De Profundis (1917). Rares furent cependant (et malheureusement) les œuvres de Dupré qui ne furent pas, après 1918, principalement consacrées à son instrument. Autre fil rouge de sa production : la virtuosité. Comme son apprentissage et son enseignement, l’œuvre de Dupré a été guidée par une recherche de transcendance technique.

Le contrepoint

La plupart de ses œuvres des années 1920 ont ainsi été conçues pour le concert avec un évident souci du spectaculaire. D’autres furent écrites explicitement pour servir ses principes d’enseignement à une époque où ils étaient contestés : c’est l’origine de la Suite (1944) et des Trois Esquisses (1945) qui demeurent des sommets de difficulté. Ultime continuum, et non des moindres : le contrepoint. Si ses prédécesseurs ont toujours apporté la plus grande attention à la qualité contrapuntique de leurs œuvres, cette dernière restait le plus souvent au service d’une expression mélodique et harmonique que favorisait d’ailleurs la facture d’orgue héritée de Cavaillé-Coll.

Pour Dupré, à l’inverse, « le compositeur qui possède la maîtrise de l’écriture du contrepoint ne doit pas se soucier de sa langue harmonique ». Témoin de cette prédilection, le recours systématique aux canons et aux superpositions thématiques imperturbables mêlées de mélismes complexes dont résultent certes « des conjonctions toujours nouvelles » mais loin d’être « toujours belles ».

Ses figures de style

Cette œuvre si originale est manifestement le fruit d’un esprit indépendant. Dupré resta de fait toute sa vie en dehors des écoles et l’assuma pleinement. Ces propos tenus à son égard par l’un de ses contemporains reflètent aussi certainement une part de vérité : « Plus raisonneur qu’inventif […], il chercha plus la combinaison que l’émotion mais, dans cet ordre, réalisait des arrangements d’une complexité étonnante. » Malgré des fortunes diverses, les œuvres de Dupré ont réservé aux organistes certaines des pages les plus puissantes de leur répertoire.

À défaut d’un style ou même d’un langage, Dupré a surtout légué aux organistes du monde entier des figures de style dont le succès ne s’est jamais démenti : processions aux accords dissonants, fileuses virtuoses sur les flûtes, canons en double pédale sur tapis harmonique éthéré, ainsi que ces toccatas en accords alternés qui, depuis un siècle, ont inspiré les plus grands : Cochereau, Falcinelli, Guillou, Roth, Pincemaille, Escaich et tant d’autres. De la même manière que Liszt fonda la technique du piano moderne, Dupré a forgé la technique de l’orgue d’aujourd’hui : plus précis, plus virtuose, plus exact. Organistes, saluez en Dupré votre père à tous.