Tapi derrière les aigus de l’enfance, ce timbre de mezzo incroyablement racé aux ombres envoûtantes a émergé à l’adolescence. Stupeur d’abord, puis enchantement.

Elle est la mezzo-soprano que les ensembles s’arrachent. La nouvelle génération des Pichon, Safir, Daucé, Dumestre et Jourdain ne jure que par elle. Sa voix flexible, son timbre racé et son tempérament de feu la rendent incontournable. Trois albums paraissent coup sur coup chez Harmonia Mundi : Pergolèse, le XVIIe allemand et Berio.

Nous avons rendez-vous chez elle, dans un modeste deux-pièces en rez-de-chaussée du dix-neuvième arrondissement de Paris. Pratique pour faire ses vocalises : « Les voisins sont sympas. » Joyeux désordre sous contrôle. « Regardez bien, parce que d’ici peu je m’en vais ailleurs. » Elle me propose du jus pomme-framboise, ou du thé, ou du café, ou du pastis, ou du whisky. On est loin du thé vert sinon rien des premiers baroqueux. Je demande piteusement un verre d’eau. Elle me regarde comme un calviniste égaré au pays de cocagne. Va pour pomme-framboise ! Elle paraît rassurée. J’ai failli échouer au premier test avec mon trip château Hidalgo. « Ce n’est pas trop acide », ajoute-t-elle avec l’autorité d’une infirmière-cheffe qui rassure un pensionnaire grognon. À moins qu’elle possède aussi un don pour détecter l’estomac délicat des visiteurs anxieux. On s’assied. Le divan pour moi, la chaise pour elle. Politesse d’hôte ou signe d’addiction à la série En thérapie ? Mais peut-être aussi réflexe de grand sportif qui se place dans un starting-block au lieu de s’avachir. Prêt ? Partez !

Crédit photo : Igor-Studio

Vous avez été journaliste, n’est-ce pas ?

Oui, pendant cinq ans, dans le milieu associatif et médical. C’était plus de la communication que de l’information. J’avais une certaine liberté de ton néanmoins et je pouvais faire des jeux de mots à la mords-moi le nœud dans les titres. J’ai aussi été attachée de presse d’un festival de fiction radio-phonique pendant mes trois années à la Maîtrise de Notre-Dame. Et me voilà chanteuse.

Artiste engagée ?

Non, plutôt artiste « dégagée », comme disait Desproges. Mais je suis restée curieuse de la politique, de l’économie, des questions de société ; des gens finalement, de leur vie et de leurs soucis. Jusqu’à un certain point, car je me suis souvent interrogée sur la légitimité d’un artiste à s’exprimer médiatiquement sur autre chose que son domaine. Être une femme, chanteuse, intermittente du spectacle ne me rend pas plus renseignée que n’importe qui sur la dernière polémique en vogue.

Vous êtes originaire de Lorraine ?

Des Vosges, le pays du pire (affaire Grégory, bête des Vosges) et du meilleur si l’on pense à la sublime ligne bleue de ses montagnes. Je viens de la même ville que Geoffroy Jourdain (Les Cris de Paris) et nous avons commencé dans la même manécanterie d’Épinal (Les Petits Chanteurs à la Croix de Lorraine). Après des retrouvailles au Chœur de l’Orchestre de Paris, nous retravaillons enfin ensemble au travers de ce défi titanesque que représente le disque « Berio To Sing ». J’ai d’ailleurs été touchée qu’il en choisisse un extrait pour des funérailles familiales.

Vos parents sont musiciens ?

Profs dans le secondaire et mélomanes. Mon père a chanté du grégorien au petit séminaire. Il a été animateur liturgique à la messe. Ma mère, ma grand-mère et ma tante ont tenu l’harmonium de l’église de leur village natal. J’ai aussi eu un grand-père carillonneur. Les hommes carillonnent et les femmes « harmonisent » chez nous ! Ma grande sœur est d’abord entrée, en éclaireur, à la manécanterie, après que mes parents nous ont emmenées à leur concert. Je l’ai suivie à l’âge de 11 ans. C’était en 1989. Comme ça, vous savez mon âge [rires]. Ma sœur a appris la clarinette à l’école de musique. Moi, je voulais étudier le hautbois ou le violoncelle, mais il n’y avait pas de place. Alors j’ai suivi aussi pour la clarinette, mais l’instrument me faisait mal au pouce et aux dents. J’ai renoncé en faveur du piano, pendant quatre ans : un calvaire ! Mes parents avaient investi dans un beau Pleyel d’occasion, mais c’était l’âge où je voulais me faire pousser les ongles pour mettre du vernis, des trucs de fille et d’ado, quoi…

Comment était votre rapport à la musique ?

Les profs désiraient absolument me présenter à des concours et moi je ne voulais surtout pas de compétition. J’étais peut-être un peu paresseuse mais je voulais surtout que cette pratique reste un plaisir. Je ne sais pas comment font les gosses d’aujourd’hui avec toutes ces activités diverses et variées. J’avais besoin de m’ennuyer. Je méditais. Dès que je lisais un livre, je prenais conscience de la finitude des choses. De mon enveloppe corporelle, du destin ou du libre arbitre, de la fuite du temps… Et j’aimais bien l’école.

Vous étiez aussi vivante et loquace qu’aujourd’hui ?

Pas du tout. J’étais introvertie, timorée. D’ailleurs, ça étonne sans cesse les collègues chanteurs qui m’ont connue à l’époque. Je n’ai pas eu de crise d’adolescence, j’ai eu une « chrysalide ». Répondre au téléphone m’était un supplice. Il m’a fallu lutter contre la timidité. Heureusement, j’ai vite pris conscience que la solution viendrait de moi pour m’épanouir dans le monde. D’où le journalisme, je pense. Aujourd’hui, c’est tout le contraire. Je suis fatigante de bla-bla, limite insupportable. Je crois que j’ai peur des blancs dans la conversation alors il faut que je « meuble » tout le temps. Et comme je suis très cloisonnée, je peux lancer des vannes juste avant d’entrer sur scène et rester concentrée. Ça peut incommoder certains collègues, ce que je comprends.

Vous êtes mezzo. C’est votre registre naturel ?

Mezzo plus que contralto en effet. Récemment, j’ai auditionné pour Marc Minkowski dans le rôle de Bradamante (Alcina de Haendel). Ça ne marchait pas il y a dix ans et ça ne marche toujours pas, c’est trop grave. J’ai les notes, mais n’étant pas contralto colorature (avec une agilité pour vocaliser dans le registre grave), j’épuise mon diaphragme, mes abdos. Un air, ça va, mais trois: bonjour les dégâts! Je n’ai pas de problème avec la ligne d’alto dans les oratorios ni les airs de castrat alto, les ennuis commencent avec les rôles de vrais contraltos, vaillants et vocalisants.

Ça se travaille l’étendue vocale ?

Je ne suis pas du genre à trop forcer ma nature. On a assez à s’amuser avec les deux octaves et demie mises à notre disposition. Pourquoi chercher des notes qui vous mettent à genoux ou qui vrillent l’oreille ? Vouloir utiliser trois octaves à volonté, c’est vaniteux et peu flatteur. Cela dit, quand je travaille les notes graves, je trouve l’aigu facile après, et vice versa. Comme ces sprinteurs qui s’entraînent avec des poids aux pieds pour se sentir légers le jour de la course. De même, à Rouen, en janvier, nous avons répété avec des masques de chanteurs, à cause de la pandémie. Dès qu’on a pu chanter pour de vrai, nos moyens paraissaient décuplés. Le problème, c’est que nous ne chantons déjà pas souvent au maximum de nos possibilités, à cause des microbes et des coups de stress, alors autant être bien avec notre instrument et connaître les zones confortables de notre tessiture. C’est important également d’apprendre à repérer notre geste vocal par la sensation physique interne plutôt qu’à l’oreille.

Vous entendez votre voix ?

Les chanteurs, nous nous entendons, mais nos impressions sont généralement aux antipodes du résultat. Quand ça nous paraît bien, ça peut être épouvantable et le contraire aussi. D’où l’intérêt de s’enregistrer pour se corriger ou pour reprendre confiance. Quelquefois, le surcroît de stress peut venir d’une mise en scène qu’on n’a pas le temps de s’approprier ou qui est très physique.

Vous aimez prendre des risques ?

Ça ne se décrète pas. Quelquefois, lorsque l’énergie est favorable avec les collègues ou grâce aux ondes qui remontent de la fosse, on ose des choses. Par exemple, si le public est très attentif, le souffle suspendu, alors on se sent autorisé à jouer avec lui. Je change souvent les ornements du da capo (reprise de l’air avec fioritures) au dernier moment. Ce n’est pas toujours possible si l’on est en colla parte avec le violon ou la flûte. Mais dans les « doubles » (da capo du baroque français) du récit de la Nuit (Ballet royal de la Nuit), j’essaie de varier les plaisirs au maximum.

Quand vous a-t-on découvert une voix ?

Gamine, je chantais à la messe et j’avais quelques solos de soprano 1 à la « mané ». À la maison, je chantais par-dessus les chansons à la radio, j’imitais les chanteurs lyriques sur les disques. Puis j’ai mué vers 15 ans. Je l’ai mal vécu sur le coup parce que je me suis retrouvée dans le pupitre des alti. Mais j’ai découvert le plaisir de former l’harmonie et cela a développé mon oreille polyphonique… Plus tard, tandis que je galérais avec mes piges de journaliste, on a proposé de me payer pour chanter aux mariages et aux enterrements. Je me suis donc dit que je pouvais peut-être vivre de ma voix. Arrivée à Paris, je suis entrée au Chœur des grandes écoles et des universités et au Palais royal de Jean-Philippe Sarcos. J’étais une sorte de pilier de pupitre et je lançais le son sans me ménager. Dit vulgairement, je « bourrinais ». On m’a prévenue : « Si tu continues comme ça, tu n’auras plus de voix à 30 ans. » Alors j’ai pris des cours de chant. Je chantais aussi dans le Chœur de l’Orchestre de Paris et dans cinq ou six ensembles vocaux différents, en plus d’un peu de régie d’orchestre bénévole et des piges… Tous les soirs, répétition avec un ensemble différent; week-ends, concerts et hue cocotte ! Comme les cours privés coûtaient cher, je me suis inscrite au Conservatoire du cinquième. Quand je me suis comparée aux élèves, qui nourrissaient tous de grandes ambitions, je me suis dit que j’avais mes chances. Puis j’ai vu une affiche de recrutement pour la Maîtrise de Notre-Dame de Paris – un rêve ! – et j’ai été prise. C’était l’année de la mort de Jean-Paul II, je venais de les entendre dans Asmarâ de Jean-Louis Florentz sur le parvis de la cathédrale, j’ai été tout de suite saisie, je sentais que c’était ma place à ce moment-là, et ça ne s’est plus arrêté. Le Stabat Mater de Pergolèse que vous venez d’enregistrer est hautement inflammable. L’Ensemble Resonanz, implanté à Hambourg, est composé d’Allemands fougueux qui sont dirigés par un chef italien survolté : Riccardo Minasi. C’est un fou furieux, génial, impossible à canaliser, ignorant de l’horloge qui tourne. Dans le « Quando Corpus » où il nous a demandé des prouesses de lenteur, on n’en pouvait plus : quasi en mode cornemuse, le souffle et la phrase étirés jusqu’à l’extrême limite. Et puis il y a ce disque Buxtehude et Schütz avec Sébastien Daucé. Quelle belle musique ! Oui, ça sonne italien, n’est-ce pas ? C’est l’époque de la guerre de Trente Ans quand l’Europe était rongée, non seulement par les disettes et les ravages, mais aussi par d’autres épidémies… La vie sur Terre était fragile, le rapport à la mort quotidien, alors les compositeurs ont écrit des musiques sublimes comme pour créer une sorte d’éternité.

Quel rapport entretenez-vous avec le sacré ?

Un rapport en profondeur. J’ai grandi dedans. J’ai appris le latin. Une Passion donnée dans un théâtre plutôt que dans un édifice religieux avec une acoustique réverbérante, je trouve ça décevant. Reste que laisser mourir son fils pour sauver les hommes me paraît toujours scandaleux. L’élan spirituel, je le ressens aussi dans des musiques non religieuses comme les Chansons de Poulenc. Quant à Mozart, je préfère sa musique sacrée. Je me damnerais pour la Messe en ut alors que je ne trouve pas vraiment ma place dans ses opéras. L’aventure « Songs » a rencontré un vrai succès auprès du public. Sébastien Daucé m’a d’abord proposé un récital solo pour un projet de disque. Il se trouve que je suis familière de la musique anglaise avec mon Ensemble Tictactus. Notre choix s’est porté sur des consort songs entre Dowland et Purcell. Nous avons fouillé dans les cartons de la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, et nous avons déniché des merveilles, des concentrés d’opéras, de quoi occuper plusieurs soirées. Ça a donné le disque « Perpetual Night » [unbest-seller!, ndlr] qui a inspiré le spectacle « Songs » au metteur en scène Samuel Achache. Vous chantez beaucoup d’opéra? Pas autant que je voudrais.

Y a-t-il des voix qui vous ont marquée ?

Sara Mingardo. J’aurais aimé prendre des cours avec elle, mais je suis trop « vieille » maintenant. Ça serait bizarre de se retrouver collègues sur une production avec un rapport de prof à élève. Pareil avec Nathalie Stutzmann. Je me suis d’abord beaucoup imprégnée de la voix de Kathleen Ferrier. Puis j’ai découvert Marilyn Horne en me demandant : « Mais elle respire quand ? » J’admire aussi l’énergie de Cecilia Bartoli, la maîtrise de ses projets et l’évolution de sa carrière.

Et vous, la carrière ?

Je ne suis pas anglo-saxonne, c’est sûr. Le mot « career » en anglais a un sens très fort, limite prétentieux. Je n’entends pas ma « carrière » comme une stratégie qui s’échafaude et se gère. Il y a trois ans, Sir John Eliot Gardiner m’a proposé une tournée aux États-Unis avec les trois opéras de Monteverdi. J’ai refusé parce que j’étais déjà engagée avec Correspondances. Il a dû me regarder comme une petite franchouillarde, mais la loyauté est la qualité que je place au-dessus de toutes les autres. Et puis je n’aurais raté la création scénique du Ballet royal de la Nuit pour rien au monde. Je connais ce luxe parce que je fais mes choix. Si j’avais un agent, ce serait peut-être différent.

Vous n’avez pas d’agent ?

Quand j’avais 30 ans, j’ai auditionné pour des agences, mais je n’étais sans doute pas bien préparée. Entre-temps, j’ai tissé mon réseau toute seule, au gré des rencontres musicales avec les chefs et le label Harmonia Mundi, qui m’apprécient et me font confiance, et des hasards des productions qui m’ont mise en lumière. Rien n’a été calculé, et ce rythme à la « chi va piano va sano » me convient. Bien sûr, des agents me contactent, mais c’est assez nouveau. Depuis que j’ai chanté Berlioz avec Gardiner, Mahler, et plus récemment Pelléas et Mélisande, on s’aperçoit que je ne suis pas qu’une « baroqueuse ». Je suis un creuset où peuvent fusionner tous ces styles, sans étiquette et sans case dans laquelle m’enfermer. Il faut aussi se méfier du côté poule aux œufs d’or quand ça semble enfin décoller. Je ne joue pas les vierges effarouchées, mais je travaille sans cesse et je n’ai besoin de rien, bien que je doive effectuer moi-même tout ce que pourrait faire un agent, ce qui prend du temps. Pendant les deux confinements, je n’ai pas arrêté. Preuve en est, l’embouteillage de sorties de disques qui s’annonce, sans compter un CD Vivaldi avec Les Arts Flo à paraître bientôt. Quant à notre disque des Livres III et IV des Madrigaux de Gesualdo avec Paul Agnew, il vient de recevoir un CHOC de Classica. Alors merci Classica !

Propos recueillis par Olivier Bellamy