Titulaire du grand orgue de la cathédrale durant trente-sept ans, Louis Vierne, ce grand discret fut au premier plan de la scène musicale et politique de son temps. Attentif à ses maîtres romantiques aussi bien qu’à son époque, il laisse une œuvre éminemment singulière et variée, tendue vers un seul but : émouvoir. Son 150e anniversaire nous donne l’occasion de la redécouvrir.
De toutes les commémorations musicales de l’année 2020, celle des 150 ans de la naissance de Louis Vierne est sans doute l’une des plus discrètes. Elle est en cela à l’image de la réception contemporaine du compositeur qui, chéri des organistes du monde entier, semble boudé des programmateurs de salles et de festivals. La rage créatrice de Vierne et son profond mépris des modes ; sa cécité précoce, sa vie tourmentée et sa mort moliéresque en font toutefois l’un des compositeurs les plus attachants du début du XXe siècle. Il incarne à lui seul la Belle Époque, avec ses anachronismes, ses contradictions et son charme indescriptible. Comme elle, il s’abîma physiquement et psychologiquement dans l’épreuve de la Grande Guerre dont il ne se remit pas. Comme elle, il demeure méconnu, écrasé entre deux siècles de révolutions qui, en politique comme en art et en société, éblouissent par leur éclat et concentrent l’attention des générations suivantes. Redécouvrons donc Louis le mal aimé qui fut sans doute « le dernier grand maître de l’ère romantique ».
C’est à Poitiers que Louis Vierne naquit, le 8 octobre 1870. Un mois auparavant, Sedan mettait un terme à l’Empire. La veille, Gambetta – dont le père du compositeur avait été le professeur à Cahors – quittait Paris en ballon pour organiser la poursuite de la guerre. Pour la France, tous les futurs étaient possibles, de la révolution à la réaction. Les républicains n’étaient arrivés qu’en catimini aux commandes de l’État. L’Empire, plébiscité au mois de mai, pouvait être rétabli. Les deux branches des Bourbon jouissaient de solides partisans. La Commune s’apprêtait à hisser le drapeau rouge. Ces différentes voies restèrent longtemps ouvertes après 1870. Il en était de même pour les arts et les lettres. Louis Vierne appartint à une époque où tout semblait à écrire et à explorer. Époque ô combien féconde en controverses et en combats esthétiques. Époque qui vit naître tant de génies aux chemins si divers: Ravel, Roussel, Schmitt, Hahn et Tournemire; Proust, Jarry, Péguy et Barbusse ; Valtat, Maurice Denis, Vlaminck et Picabia, pour n’en citer que quelques-uns.

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BIO EXPRESS
1870 : Naissance à Poitiers, le 8 octobre
1887 : Il commence à étudier l’orge
sur les conseils de César Franck
1900 : Devient organiste de Notre-Dame
1907: Sonate pour piano et violon op. 23
1918 : Quintette pour piano et cordes op. 42
1925 : Poème pour piano et orchestre op. 50
1937 : Mort à Paris, le 2 juin, à sa tribune
Résolument singulier
Pour l’historiographie, le tournant des xixe et xxe siècles vit la coexistence de deux inconciliables courants musicaux. Il connut les derniers feux d’un romantisme académique qu’incarnaient notamment Saint-Saëns et Massenet. Il marqua aussi la consécration de l’impressionnisme où Debussy et Ravel apparurent comme les représentants d’un style tout français. Entre ces deux voies, Vierne se fraya un chemin résolument singulier.
Attiré très tôt par la musique, il fut placé, dès l’âge de 9 ans, à l’Institut national des jeunes aveugles où il reçut une solide formation en piano, violon, orgue et écriture musicale. C’est à l’Institut qu’il fit la rencontre qui détermina le reste de son existence : celle de César Franck, membre régulier des jurys de fin d’année, qui le prit avant même l’obtention de son diplôme comme élève particulier en composition. À l’Institut succéda le Conservatoire où Franck reçut d’abord Vierne deux ans comme auditeur dans sa classe d’orgue puis, quelques semaines seulement avant sa mort, comme élève. Franck donna à Vierne sa vocation de compositeur. Charles-Marie Widor, successeur du Pater Seraphicus au Conservatoire, lui apprit le métier.
On oublie trop souvent la complétude des organistes de cette époque. Loin des interprètes un peu engoncés que l’on imagine trop souvent, ils étaient avant tout des improvisateurs nés, pénétrés des règles de la forme et de la grammaire musicales, et, le plus souvent, des compositeurs dont l’inspiration – certes inégale – s’épanouissait avec la plus parfaite maîtrise d’écriture dans tous les genres musicaux et, en premier lieu, dans la musique symphonique et la musique de chambre. Widor ne faisait pas exception. Premier grand organiste virtuose de son temps, il était aussi un orchestrateur hors pair (son traité en la matière demeure encore aujourd’hui une référence) et un compositeur au métier irréprochable.
C’est cette science complète qu’il inculqua à ses nombreux élèves au premier rang desquels brillèrent Vierne et, plus tard, Varèse, Milhaud et Honegger. La Symphonie pour orchestre op.24 (1908 ) en garde le souvenir. À Vierne, Widor apporta, en outre, des opportunités professionnelles dont rêverait tout organiste : il le prit comme suppléant à sa tribune de Saint-Sulpice, expérience dont sera issue la grandiose Messe solennelle op. 16. Il fut aussi son principal soutien lors de sa nomination, en 1900, comme organiste de Notre-Dame de Paris.
C’est de cette époque que datent les premières œuvres significatives de Vierne. Le Quatuor à cordes op. 12 (1894), une œuvre ramassée, remarquablement ciselée, porte déjà les caractéristiques de son auteur : un vocabulaire résolument classique au solide métier contrapuntique (Lento), la religion du thème (Allegro agitato, Andante quasi adagio), un goût certain pour le chromatisme expressif et pour les scherzos narquois (Intermezzo) qui firent, dès lors, sa signature.
Si Vierne semble avoir exprimé un jugement impitoyable sur ce premier essai, ce dernier n’en recèle pas moins les nombreuses qualités qui feront la gloire immédiate des deux premières Symphonies pour orgue op. 14 (1899) et op. 20 (1902) dont la seconde fut saluée par Debussy dans Gil Blas. Il en est de même du Largo e Canzonetta pour piano et hautbois op. 6 (1896), d’une puissante poésie lyrique, dont les modulations permanentes et les effets de carillon annoncent les chefs-d’œuvre à venir : la Troisième Symphonie pour orgue op. 28 (1911), voire Les Angélus op. 57 pour orgue et voix (1929).
Mûrissement du style
Dès les origines, les ingrédients du succès étaient donc rassemblés. Le langage toutefois évolua sensiblement, notamment sous l’influence de Wagner à qui Vierne emprunta le chromatisme exacerbé, la force des développements et jusqu’à la figure de Tristan comme argument d’un opéra jamais entrepris. Mais plus que Wagner ou Franck, c’est sans doute Fauré qui exerça l’influence la plus déterminante dans le mûrissement du style viernesque. Appartenant comme lui au cénacle des organistes parisiens, l’auteur de La Bonne Chanson, de vingt-cinq ans son aîné, croise son chemin dans les années 1890. Les parallèles entre les deux musiciens sont frappants. Tous deux furent les suppléants de Widor.
Tous deux trouvèrent dans la musique de chambre le terreau de leur plus haute inspiration. Tous deux restèrent en marge des courants esthétiques majoritaires de leur temps. S’ils eurent de nombreux disciples – et quels disciples ! (pensons à Ravel pour Fauré, à Duruflé et Nadia Boulanger pour Vierne) –, ils ne firent pas école. Ils partagèrent jusqu’au port de la moustache gauloise et de la lavallière qui leur conféraient cet air de distinction suprême. Fauré manifesta, à l’égard de Vierne, une grande bienveillance, au moins pour un temps.
Vierne, quant à lui, voua toute sa vie un culte sans bornes à son aîné, à une époque où l’œuvre de ce dernier était loin d’être adoptée par le public. Les accents modaux de Fauré, la grande sensualité d’une musique faite de raison et de fantaisie, cette capacité incomparable à « faire plier l’écriture traditionnelle à l’expression du goût le plus raffiné tout en respectant les exigences de la pure discipline classique » (Marguerite Long) devinrent ainsi très vite des traits communs à l’œuvre de Vierne. Encore que celui-ci réhaussa le style de l’auteur de Pénélope d’une tempétuosité et d’une passion encore toute romantique propres à chanter « la joie, la douleur, la colère, la haine, l’espérance et la foi » du musicien.
Les Sonates pour piano et violon op. 23 (1907) et pour piano et violoncelle op. 27 (1910) constituent les premiers chefs-d’œuvre de cette expression fauréenne par le style, beethovénienne par le geste. C’est à cette expression personnelle que Vierne dut, jusqu’à la fin de son existence, ses plus belles créations. C’est elle que l’on retrouve, transcendée par les quiproquos d’une harmonie chromatique, dans le Quintette pour piano et cordes op. 42 (1918), déchirant adieu d’un père à son fils – sans doute le magnum opus de Vierne –, le monumental Poème pour piano et orchestre op. 50 (1925) ou encore les quatre suites de
Pièces de fantaisie pour orgue op.51 à 55 (1926-1927).
Un brillant entourage
Les deux sonates sont certes des sommets du répertoire chambriste. Elles sont aussi les témoignages des profonds liens qui unirent Vierne à la scène artistique et politique de son temps. Loin de se cantonner, comme nombre d’organistes, aux quelques mètres carrés de sa tribune, Vierne fut, au même titre que Reynaldo Hahn, l’une des figures incontournables des salons musicaux et littéraires de son temps. Sans doute sa société était-elle moins aristocratique que celle décrite par Marcel Proust.
Il n’en fut pas moins introduit, grâce à son mariage avec la fille du célèbre chanteur Émile Alexandre Taskin, descendant des Couperin, dans un brillant entourage où se côtoyaient les gloires anciennes de l’époque : Catulle Mendès, Guillaume Dubufe, Jean-Jacques Henner, Alphonse Daudet et tant d’autres tombés aujourd’hui dans l’oubli. Par son amitié avec le pianiste Raoul Pugno, commanditaire avec Eugène Ysaÿe de la Sonate op. 23, il fut en lien avec les plus grands musiciens de la première moitié du xxe siècle : Rachmaninov, Busoni, Jacques Thibaud (dédicataire de la Ballade pour violon et orchestre), Planté… Le culte de Fauré rapprocha Vierne et Marguerite Long, qui créa au piano la Sonate op. 27.
L’important corpus de mélodies composé par Vierne sur des poèmes de Verlaine (Spleens et Détresses op. 38), de Sully Prudhomme
(Stances d’amour et de rêve op. 29), de Baudelaire (Cinq Poèmes, op. 45), d’Anna de Noailles ou de Jean Richepin (Poème de l’amour op. 48) témoigne de cette société disparue et des goûts littéraires alors en vogue dans les milieux de la haute bourgeoisie. Son ancrage dans le monde, il le dut, aussi, à son poste d’organiste de Notre-Dame de Paris. Durant trente-sept ans, Vierne fut l’un des principaux acteurs de la vie très officielle qui se déroulait dans la cathédrale métropolitaine : funérailles nationales des maréchaux Foch et Joffre, des présidents Doumer et Poincaré, cérémonies du centenaire de Napoléon Ier…
Les gloires politiques et artistiques de l’époque se pressaient par mélomanie ou snobisme à la tribune de Notre-Dame où s’effaçaient, le temps d’une flamboyante improvisation, les dissensions du monde terrestre: Barrès, Clemenceau, Leygues et Jaurès ; Renoir, Huysmans, Bourget et d’Annunzio ; Siegfried Wagner, Glazounov, Rimski-Korsakov… Lieu de brassage et de sociabilité, Notre-Dame fut aussi, durant la seconde moitié de l’existence de Vierne, le seul point d’ancrage constant auquel il put se rattacher par-delà les cabales professionnelles, les déceptions sentimentales, les épreuves physiques répétées, les deuils personnels, notamment ceux de son frère René et de son fils Jacques, tombés dans les derniers mois de la Grande Guerre.
La cathédrale inspira à Vierne les puissantes pages qu’il dédia à son instrument et auxquelles il doit aujourd’hui l’essentiel de sa notoriété. Elle fut enfin le réceptacle de son dernier souffle, le soir du 2 juin 1937, alors qu’il y donnait son 1750e récital. Si Vierne ne fut pas insensible au langage de Debussy et de Ravel, il demeura au contraire réfractaire aux horizons ouverts par le groupe des Six et Stravinsky. On sait quelle sévérité la mémoire réserve à ceux qui ne suivent pas le courant de l’Histoire.
Vierne, pourtant, ne connut jamais le purgatoire. L’immense qualité de son œuvre pour orgue fit qu’il fut toujours joué, et de plus en plus. Mais au-delà de ces pages, c’est l’essentiel du répertoire de ce grand auteur qui reste à réapprendre, un répertoire qui, de l’aveu même de Vierne, fut tourné vers un unique but : « émouvoir ». Aujourd’hui encore, la puissance de son œuvre, message universel d’humanité, demeure intacte. Rendons-lui hommage et, surtout, accueillons-la.