Maîtrisé au point de donner l’illusion de la liberté, nuancé avec un soin millimétré, coloré jusque dans la dilution du son : le piano de Krystian Zimerman révèle derrière le masque de la perfection la mélancolie et la modernité de Karol Szymanowski.
Décadent Szymanowski ? En mai 1994, dans la salle de concert des Jardins de Tivoli, à Copenhague, Krystian Zimerman enregistrait l’alpha d’un album qu’il entendait dédier à son illustre compatriote. On se souvient de l’accompagnement debussyste qu’il avait offert en 1980, déjà sous étiquette jaune, dans la Herkulessaal de Munich, à la violoniste Kaja Danczowska pour Mythes : piano précis et pourtant évocateur qui voyait au-delà de la sensualité une certaine attirance vers l’abstraction. Quatorze années plus tard, sa lecture de Masques sonne tel un manifeste moderniste où se lit une réponse aux Miroirs et à Gaspard de la nuit de Maurice Ravel. Du reste, Sviatoslav Richter n’entendait pas ce cycle par une autre filiation. Sa « Shéhérazade » sera un conte tranchant comme la lame d’un sabre, piano de verre et de sang, quasi électrique jusque dans le presque rien de son. L’exactitude fanatique de la mise en place, si délicate aussi pour les nuances – Szymanowski surcharge sa partition d’indications – est plus drastique encore dans cet autre « Alborada del gracioso » qu’est « Tantris le bouffon », dont la coda morendo se teinte d’amertume, alors que la « Sérénade de Don Juan » dore ses harmonies sensuelles dans l’évocation d’une guitare imaginaire. Le raffinement du jeu est tel qu’on croit écouter de la musique pure, ce que Masques finalement seraient peut-être bien : la singularité de ses textes dépasse les sujets qui les inspirent, tout comme pour les deux opus de Ravel.
Pur vertige
Krystian Zimerman poursuit en 2022, dans la salle de concert de Fukuyama, pour paysager ces Masques de pur vertige par des opus illustrant l’itinéraire pianistique complet du compositeur des Métopes. Pas un iota n’a changé dans l’âme même de cette sonorité claire jusque dans le plus sombre. Un quatuor de Préludes, andante et moderato, d’une quasi même couleur, qui découlent de Scriabine, mais joué comme à distance, dans un culte du pianissimo troublant, teintes assourdies, élans retenus, toute une poétique de crépuscule dont Krystian Zimerman dose la palette avec un art consommé de la nuance : le Prélude en ré mineur, op. 1 n° 2 laisse sourdre, derrière la perfection, une émotion quintessenciée ; puis un autre quatuor, cette fois enchaînant quatre Mazurkas de l’opus 50, jouées de façon cubiste, avec une rudesse très Tatras qui n’exclut pas le raffinement jusque dans l’ascèse, et là encore un contrôle au millimètre de la nature même du son sans jamais une once de narcissisme. Clore l’album avec ce chef-d’œuvre du premier Szymanowski que sont les Variations sur un thème populaire, op. 10, tendres et désillusionnées, nostalgiques, tumultueuses ou sinistres, avec leur fausse fugue finale alla Bach où le clavier exulte, c’est dire autant de l’art du compositeur que de celui du pianiste, l’un et l’autre célébrant leurs affinités électives dans ce disque parfait qui en laisse espérer pour demain un second, dressant autour de Métopes des horizons aussi hypnotiques.

Karol Szymanowski (1882-1937)
Masques. Préludes op. 1 nos 1, 2, 7 et 8. Mazurkas op. 50 nos 13 à 16. Variations sur un thème populaire polonais
Krystian Zimerman (piano)
Deutsche Grammophon 486 3007.
1994-2022. 1 h 10 MIN