Personne n’attend plus qu’on monte Lohengrin comme un conte de fée romantique – ce qui a pourtant assuré son immense succès dès 1850, auprès d’un public qui vivait entre nationalisme exacerbé et guerres européennes récurrentes.

Crédit Photo : Charles Duprat

Cela permet à Kirill Serebrennikov, fort d’une réputation établie à Vienne (un Parsifal iconoclaste, mais passionnant) et Avignon, d’arriver à Paris pour noyer l’œuvre dans la guerre, tendance Ukraine. Soit dit en passant, Robert Carsen l’avait déjà « bunkerisée », à Bastille voici trente ans … et d’autres depuis ont suivi. La particularité, ici, c’est que de contexte, cette guerre devient sujet central : vidéos, uniformes, dévastation envahissent le plateau au risque d’effacer tout autre contenu, à commencer par ce surnaturel qui gène tant aujourd’hui.

Le metteur en scène russe nous présente donc le trauma profond causé sur une jeune femme par la disparition de son frère, et soignée – médications, chocs, maltraitance – dans une clinique spécialisée, tenue par un ex-militaire décati et son épouse, grognasse énergique et ambitieuse, prêts à l’éliminer quand un Roi à la recherche de nouvelles recrues pour combattre à l’Est se mêle du cas ! Soudain, sans explication, – et sans cygne – débarque un GI charismatique : la malade tombe amoureuse, le peuple y voit son meneur. Il déchantera : au final, rien n’aura changé –  c’est dans Wagner en fait, tant l’œuvre est pessimiste – et tout pourra recommencer, le jeune frère aux tatouages ailés qu’on voyait se baigner nu au Prélude – celui qui décrit la transcendance du Graal – est extrait d’un sac mortuaire ( miracle ?) et devient le nouveau chef de guerre !

À partir du moment où l’action est vue au travers des fantasmes et blocages psychologiques d’une Elsa mentalement perturbée, tout est possible. Mais tout cela se fracasse sur le détail du texte, et une direction d’acteurs assez molle. Acte I plat. Acte II, avec salle de soins, bureau de direction sous un haut relief à la Jean Goujon, bibliothèque d’intellectuels et bientôt réfectoire agité, est vite exaspérant. Acte III presque traditionnel, même si l’on marie à la chaine soldats et promises d’un jour : on est loin de l’imaginaire du Parsifal viennois. Alors, puisqu’on autorise Ortrud à chanter le double « Mein Gate » final en place d’Elsa, pourquoi ne pas changer enfin le livret, en l’annonçant « d’après Richard Wagner « ?

Prochaine étape possible d’un RegieTheater qui balaie tout ? Reste qu’il n’a pas ici réussi à prendre le pas sur la musique : si l’œil était bafoué, l’oreille a pris un réel plaisir, à commencer par la battue sensation d’Alexander Soddy qui, dès le Prélude impose une architecture parfaitement structurée, et qui respire : mené ainsi, l’orchestre se montre exceptionnel de sons comme au temps de Philippe Jordan, mais avec une puissance dramatique accrue – qui n’avait pas été aussi remarquable dans Peter Grimes. Chœurs au même niveau d’enthousiasme, et quatuor de solistes majeur : Kuangchul Youn n’est plus, en noirceur, en projection, celui qu’il était voici trente ans, mais quelle autorité encore !

Shenyang est un Hérault sonore et séduisant de timbre. Johanni von Ostrum a la voix exacte des blondes wagnériennes, avec cet éblouissement que doit communiquer Elsa, même si l’on y attend un peu plus de défonce. Piotr Beczała, enfin, qui a imposé de Dresde à Bayreuth, de Vienne à New York son Chevalier au cygne, y est désormais d’une totale aisance, et d’une beauté vocale inégalée aujourd’hui : ligne, moelleux, élégance presque magnétique, il n’a qu’un défaut, ne pas croire vraiment au personnage qu’on lui impose. Nettement plus faibles, Wolfgang Koch, plus que défait, et Nina Stemme qui ne trouve à unir les deux morceaux de voix qui lui restent qu’aux imprécations finales, n’en restent pas moins de grands artistes. Et c’est cette communauté en Wagner qui marquera de son sceau la vraie réussite de ce nouveau Lohengrin.

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