En réaction à l’invasion russe en Ukraine a été constitué l’Ukrainian Freedom Orchestra. Cette formation, réunissant réfugiés et musiciens momentanément dégagés des obligations militaires, commence une tournée qui lui fait traverser l’Europe, dont la France, avant d’aller aux États-Unis. Rencontre avec Peter Gelb, directeur du Metropolitan Opera de New York, instigateur de ce projet.

Aujourd’hui débute la tournée internationale de l’Ukrainian Freedom Orchestra. Cette tournée, organisée par le Metropolitan Opera de New York et le Teatr Wielki Opera Narodowa, à Varsovie, durera un mois et passera par Orange le 2 août. Dans quel contexte est né cet orchestre et quel rôle a joué le Met ?

SDP

Le Met a aidé à sa constitution et a pris la direction d’un mouvement qui vise à soutenir l’Ukraine et à combattre Poutine. J’étais à Moscou le 23 février, la veille du déclenchement de la guerre, dans la cadre des relations de coproduction que nous entretenons depuis plusieurs années avec le Bolchoï. J’ai toujours cru en l’importance des relations culturelles entre la Russie et les États-Unis car elles dépassent les tensions politiques. Mon rapport avec ce pays remonte par ailleurs aux années 1980 quand je m’occupais de Vladimir Horowitz. J’ai organisé son retour à Moscou et son concert, capté par la télévision, qui eut un énorme retentissement médiatique, en avril 1986. J’ai également produit un documentaire sur le retour triomphal en URSS de Rostropovitch et Vichnevskaïa en 1990. Il s’intitule Soldiers of Music : Rostropovitch Returns to Russia. Se comporter en « Soldats de la musique » est ce que Chostakovitch aurait conseillé à Rostropovitch pour survivre au stalinisme. Elle s’applique parfaitement à ces musiciens ukrainiens dans le contexte terrible que nous connaissons aujourd’hui.

Est-ce à dire que les arts pourraient s’opposer à la politique ?

Oui, j’y ai toujours cru fermement. Quand Poutine a décidé l’invasion, ce qu’aucun artiste russe ne pensait imaginable, j’ai quitté une ville de Moscou parfaitement calme. C’est seulement en arrivant à New York que j’ai appris la nouvelle. J’ai aussitôt reconsidéré ma position sur les échanges artistiques et ai décidé qu’il fallait immédiatement cesser toute collaboration avec le Bolchoï. Certains ne comprennent pas cette décision qui pour moi relève de la simple morale. Il faut choisir aujourd’hui entre le noir et le blanc, il n’y a pas d’intermédiaire. Je me considère comme une personne mesurée mais une telle situation ne permet pas la nuance. Notre attitude ne s’est pas limitée à une simple rupture des relations. À la reprise de la saison du Met, le 28 février, après une traditionnelle pause, la version française de Don Carlos de Verdi a fait son entrée au répertoire du Met. Juste avant que débute la première représentation, toute la distribution, chanteurs et choristes, a entonné l’hymne national ukrainien. Nous étions la première maison d’opéra à le faire entendre. Il y a également eu un concert au bénéfice de l’Ukraine, dirigé par Yannick Nézet-Séguin, auquel participaient des interprètes de l’envergure de la soprano Lise Davidsen et durant lequel fut jouée la Prière pour l’Ukraine de Valentin Silvestrov. Lorsque j’ai décidé de ne pas faire venir Anna Netrebko et de la remplacer par la soprano ukrainienne Ludmilla Monastyrska pour incarner Turandot c’était aussi un geste politique fort, surtout lorsqu’elle apparut avec les couleurs de son pays lors de la représentation qui fut diffusée dans les cinémas.

Comment s’est constitué l’Ukrainian Freedom Orchestra ?

C’est en discutant avec mon épouse, la cheffe d’orchestre Keri-Lynn Wilson. Elle est originaire de Winnipeg, au Canada, qui accueille la plus grande communauté ukrainienne d’Amérique du Nord. Ses arrière-grands parents en faisaient partie. Elle connaît donc les traditions et a même beaucoup de cousins là-bas. Elle a dirigé plusieurs fois en Ukraine et devait y retourner en mars pour travailler avec l’Orchestre philharmonique d’Odessa. Évidemment, cela n’a pas pu se faire. Elle m’a alors rejoint à Londres où j’étais en discussion avec les responsables du Royal Opera House de Covent Garden et m’a proposé de constituer un orchestre de réfugiés ukrainiens. Cela s’inscrivait parfaitement dans l’action du Met en faveur de l’Ukraine. J’ai aussitôt contacté mon homologue à l’opéra de Varsovie Waldemar Dąbrowski car j’ai pensé qu’il pouvait être réceptif à un tel projet, en étant si proche des événements. Il y fut immédiatement favorable et nous avons décidé de conjuguer nos efforts pour constituer ce que mon épouse et moi-même avons baptisé Ukrainian Freedom Orchestra.

D’où viennent ces musiciens et combien sont-ils ?

La moitié de ces soixante-quinze musiciens vient d’Ukraine, de Kiev, Lviv, Kharkiv, Odessa et d’autres villes, et l’autre appartient à la diaspora européenne. L’opéra de Varsovie a accueilli les dix premiers jours d’intense répétition entre ces instrumentistes qui ne s’étaient jamais rencontrés et l’État polonais en a assuré le financement. Le ministère de la Culture ukrainien a accordé une dérogation spéciale aux musiciens en âge d’être mobilisés pour participer à cette aventure et défendre leur culture que Poutine veut détruire. J’ai enfin fait signe à Askonas Holt, une des meilleures agences artistiques internationales, et nous avons pu en quatre mois organiser une tournée, ce qui demande habituellement deux ans. Arte, la BBC, France Musique le 15 août, des radios aux États-Unis vont relayer l’événement. Tout ce travail n’est certes pas ce qu’on attend d’une maison d’opéra comme le Met mais la gravité de la situation me semblait appeler une réponse artistique forte. Le Met s’est occupé de collecter les fonds nécessaires à cette tournée. La moitié du 1,5 millions de dollars qu’elle nécessite est supportée par des mécènes tels la Ford Foundation, Bloomberg Philanthropies et United Airlines qui prend en charge les billets pour aller de Dublin à New York puis à Washington.

Quel est le programme de cette tournée et qui en sont les artistes ?

Keri-Lynn Wilson assure la direction de cette tournée dont le programme débute par la Symphonie n° 7 du compositeur ukrainien Valentin Silvestrov. Crée en 2004, c’est une œuvre très belle, contemplative et triste, marquée par la disparition de son épouse. Suit le Concerto pour piano n° 2 de Chopin, en hommage à Varsovie, avec la virtuose ukrainienne Anna Fedorova. Il y a ensuite plusieurs possibilités selon les demandes des villes : la Symphonie n° 4 de Brahms ou celle « du Nouveau Monde » de Dvořák. Et s’intègrent également deux airs, interprétés par Ludmilla Monastyrska. Soit « O patria mia » d’Aïda de Verdi, soit « Abscheulicher ! » du Fidelio de Beethoven, dont l’apostrophe « Monstre ! » s’adresse directement à Poutine.

Tournée de l'Ukrainian Freedom Orchestra

Varsovie, le 28 juillet

Londres, le 31 juillet

Munich, le 1er août

Orange, le 2 août

Berlin, le 4 août

Édimbourg, le 6 août

Snape Maltings, le 8 août

Amsterdam, le 11 août

Hambourg, le 13 août

Dublin, le 15 août

New York, les 18 et 19 août

Washington, le 20 août