Il est des concerts miraculeux, de ceux dont on perçoit très vite qu’il fallait en être, de ceux qui marquent la mémoire par une alchimie unique entre le lieu, les interprètes et le répertoire.

Au Cadogan Hall de Londres ce lundi 19 décembre, il y avait une raison supplémentaire pour qu’il fût mémorable : la rencontre exceptionnelle de huit instruments légendaires, tous de la main d’un même luthier, le plus illustre d’entre eux, Antonio Stradivari (1644-1737). La Beare’s International Violin Society, sous l’impulsion de Steven Smith directeur de  J&A Beare, qui s’est donnée pour mission de mettre en relation de brillants musiciens et de généreux mécènes, inaugurait ainsi un nouveau festival de musique de chambre. Avec pour tête d’affiche Janine Jansen et le Quatuor Ébène, entourés du pianiste Denis Kozhukhin, vainqueur du Concours de la Reine Élisabeth en 2010, et des non moins brillants Alexander Sitkovetsky au violon, Timothy Ridout à l’alto et Kian Soltani au violoncelle.

Dans cette ravissante salle londonienne aux proportions idéales pour la musique de chambre, Janine Jansen apparut telle une déesse grecque, dans une robe longue bleu pale, aux côtés de ses partenaires vêtus de noir, pour ouvrir le programme par le Concert de Chausson. De cette page semble-t-il très peu jouée de l’autre côté de la Manche, on entendit l’une des visions les plus intenses dont on puisse rêver, romantique jusque dans la moindre intention.

SDP

Par l’expressivité des vibratos et les subtils portamentos, par la dynamique des nuances comme par l’engagement de chacun, les musiciens démontrèrent une cohésion absolue et un équilibre idéal entre les deux solistes et le quatuor. Galvanisés par l’inépuisable énergie de la violoniste, comme par les phrasés très inspirés du pianiste, chaque voix du Quatuor Ébène trouvait sa juste place, apportant un soin extrême au dessin de chaque ligne. Sans une note dont les timbres ne soit sublimes, sans un centimètre d’archet qui ne soit habité de passion, ils surent offrir une vision très charnelle du Décidé initial, avant une poignante sicilienne, puis un grave au dramatisme sombre, jusqu’à l’irrésistible ivresse du finale. En seconde partie, l’Octuor de Mendelssohn donna à Janine Jansen l’occasion de démontrer à nouveau sa maîtrise éblouissante, tout autant que son leadership, subtil mélange de charme, d’énergie, d’autorité et d’attention à chacun de ses partenaires. Sur chaque visage se lisaient des sourires complices, témoignant de la joie manifeste de vivre un moment aussi unique en mêlant les voix de huit précieux instruments réunis pour la première et sans doute unique occasion.

De ce chef-d’oeuvre sorti de la plume d’un génie de 16 ans, ils surent livrer toute la fraîcheur, l’audace, l’espièglerie comme la tendresse. Vision d’un lyrisme élégant, alliant effervescence contrôlée, subtile recherche de nuances – notamment dans le furtif scherzo joué pianissimo dans le plus pur esprit mendelssohnien – et goût du risque dans un finale pris à un tempo digne de la légendaire version menée par Jascha Heifetz. Les passionnés de lutherie purent apprécier les sonorités lumineuses des huit Stradivari, dont quatre violons (« Shumsky, Rode » de 1715, « Piatti » de 1717,  « Deurbroucq » de 1727, « Perera » de 1679),  deux altos (« Gibson » de 1734 , » Kux Castelbarco » de 1720) et deux violoncelles («Segelman» de 1692 et « London, Boccherini » de 1698). Ce ravissement permanent, que l’on suive chaque pupitre individuellement, ou que l’on se laisse éblouir par une telle cohésion, leur valut un tonnerre d’applaudissements et une standing ovation… prématurément interrompue par l’irruption sur scène de l’irrésistible duo de comiques Igudesman & Joo, qui allait clôturer cette soirée, décidément pas comme les autres, par une série de leurs savoureux sketches musicaux. Inoubliable !

Beare’s All-Stradivari Gala Concert. Cadogan Hall. Londres. Le 19 décembre