Il viaggio, Dante, librement inspiré de La Divine Comédie et présenté en création mondiale au festival d’Aix-en-Provence, profite d’une mise en scène stylisée et efficace de Claus Guth. Une distribution de premier ordre et la direction millimétrée de Kent Nagano participent au succès d’une œuvre qui ne refuse pas la structure narrative.

La création du deuxième « opératorio » de Pascal Dusapin, ou de son onzième opéra, si on ne fait pas la distinction, Il viaggio, Dante, s’est imposée comme une des réussites absolues du Festival 2022, par la combinaison d’une œuvre forte, d’une réalisation scénique de premier plan, et d’une exécution musicale exceptionnelle.

S’il s’inscrit dans la continuité des créations lyriques de Pascal Dusapin, qui ne conçoit pas d’œuvre sans l’appui d’un marqueur du patrimoine littéraire mondial, de Shakespeare à Marlowe ou Kleist.

Ce voyage en compagnie de Dante marque une forme d‘évolution dans l’écriture du compositeur : elle n’est plus faite seulement d’instants précieux, subtils, fascinants, mais simplement juxtaposés, refusant l’arc tendu nécessaire au drame lyrique, comme l’a toujours voulu le compositeur en ne prenant guère en charge le potentiel dramatique des œuvres choisies, refusant de raconter une histoire, mais plutôt le palimpseste d’une histoire, à distance, comme dans Medeamaterial, ou Perelà

Crédit photos : Monika Rittershaus

Dans Il Viaggio, Dante, sans doute grâce au travail commun effectué avec son librettiste Frédéric Boyer, on découvre une histoire plus humaine, plus tangible qui s’inscrit dans le temps qui passe, qui avance, alors que même Dante, le personnage central, est peut-être en train de vivre ses dernières secondes, en un raccourci de son existence, de ses souvenirs, de ses hantises.

Une impression de durée active, porteuse de cette dimension dramatique tant attendue, et ici enfin dominante et bienvenue.

Le propos n’en reste pas moins plein de mystère : ce Voyage est intérieur, initiatique, plein du regret de Béatrice, de son désir. Rien d’explicite chez le compositeur : un cauchemar, une réminiscence, un clap de fin dans une lumière heureuse ?

On ne saura pas, car comme le compositeur, le metteur en scène Claus Guth ouvrira des pistes, mais ne conclura pas, laissant à chacun le choix des possibles.

Sans connaître par cœur La Divine Comédie, on en retrouve ce que chacun sait du voyage de Dante conduit par Virgile en sept tableaux coordonnés : un Prologue, un deuxième rappelant l’autre grand écrit de Dante, Vita Nova, où un jeune Dante vient dupliquer le Dante âgé, un troisième décrivant l’attente aux Limbes, les deux suivant déroulant les neuf cercles de l’Enfer, heureusement condensés, pour s’achever après un tableau exposant le Purgatoire, dans ce Paradis où Béatrice, visible dès le Prologue en images de forêt surimprimées sur les murs du bureau de l’écrivain, morte elle dans un banal accident, Béatrice la tant recherchée, Béatrice enfin retrouvée, disparaît dans la lumière éternelle tandis que la partition se fait murmure de joie.

Sur ce récit, l’arc se tend, et c’est l’orchestre qui va en assurer la continuité. Là aussi changement presque radical, avec une orchestration qui se libère des formes sonores en usage chez le compositeur, et se construit sur un orchestre classique (une quarantaine d’instruments à cordes en majesté), mais sans harpe ni timbales, mais avec l’appoint de l’électronique, du jeu de percussions et la singularité d’un orgue et d’un glass harmonica : se tisse ainsi un tapis sonore omniprésent, comme un océan de sentiments premiers, sourds, interrogatifs, devenant peu à peu dans d’admirables transparences, les oscillations immatérielles du monde en questionnement, les battements irrépressibles d’un cœur agité d’émotions. Ce véritable soubassement sonore tonal est en osmose avec le texte italien, à qui va la primauté de l’impact poétique grâce à une vocalité directe, très lyrique, très classique même, allant du baryton sonore de Dante à la colorature aérienne de sainte Lucie. Cette partition est souvent virtuose, mais loin des plaintes amères, des colères, des apostrophes des ouvrages précédents. Elle se plie à l’intelligence du mot, toujours vecteur d’un récit, condensé bien entendu, mais parfaitement aisé à suivre dans ses péripéties, parce que magnifié par la dramaturgie sonore comme par la mise en scène.

Le spectacle de Claus Guth, magnifique, a ce qu’il faut d’esthétisme pur et de signalétique symboliste dans les décors, et offre une direction d’acteurs au cordeau, fluide et dense, qui parvient à créer une animation dans ce voyage par nature spirituel et donc statique. Images fortes, qui doivent beaucoup  aux décors d’Étienne Pluss, et aux lumières de Fabrice Kebour.

Mais le vrai foyer tient dans la direction de Kent Nagano, portant les matières et les rythmes captivants de l’orchestre de l’Opéra de Lyon, magistral, et de son Chœur, d’une forme d’incandescence des premiers temps de l’univers, aux grincements décantés de la douleur universelle, jusqu’à une grâce quasi liturgique et rédemptrice. La distribution affiche, elle aussi, un sans-faute, de l’étonnant narrateur, façon Monsieur Loyal en paillettes, de Giacomo Prestia, se délectant de l’italien de Dante à l’inusable Dominique Visse, reprenant à lui seul, bateleur vocal, les plaintes de l’ensemble des damnés de l’Enfer, de la lumineuse Béatrice de Jennifer France à la virtuosité joyeuse de la Lucia de Maria Carla Pino Cury, des ombres du Virgile d’Evan Hughes, à celles du Giovane Dante de Christel Loetzsch, jusqu’à l’impressionnant Dante de Jean-Sébastien Bou, tous éblouissent.

Ce Viaggio intime et partagé, ne peut assurément se saisir en une seule première approche. Il est trop dense, trop ouvert. Il faudra s’y plonger à nouveau, ce qui sera heureusement possible bientôt à l’Opéra de Paris, au Luxembourg et à Saarbrück, occasions à ne pas manquer.

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, le 17  juillet.