Onze excellents chanteurs et très bons acteurs se partagent les vingt-quatre rôles du Couronnement de Poppée. Dans la virtuosité de leur jeunesse, les interprètes rivalisent d’impact et d’expression. Le théâtre du Jeu de Paume d’Aix livre avec cet époustouflant jeu de rôles un véritable sentiment de bonheur.

Le théâtre du Jeu de Paume à Aix, petit écrin délicat pour petits ouvrages tout aussi délicats du répertoire baroque, classique ou contemporain, avait déjà produit un Monteverdi magique, Le Retour d’Ulysse dans sa patrie, dans la leçon poétique et sensible de William Christie et Adrian Noble. Vingt ans plus tard, on sort du Couronnement de Poppée avec le même sentiment de bonheur, même si les équipes et les propos sont différents.

Le Couronnement de Poppée reste un work-in-progress musicologique permanent : deux copies, vénitienne et napolitaine, de la partition réduite aux voix et au continuo, mais qui diffèrent en de nombreux points ; la quasi-certitude aujourd’hui que les élèves de Monteverdi (Cavalli, Sacrati, peut-être Ferrari) ont participé à l’élaboration d’une œuvre d’atelier quand le vieux maître ne souhaitait plus s’attaquer seul au genre opéra. Et donc, des questions, toujours et encore, et depuis un siècle des propositions de réponses, avec des tentatives d’orchestration restituée qui tiennent compte du retour d’expérience de centaines de représentations d’une œuvre devenue pilier du répertoire par l’adaptabilité de sa modernité de langage comme la crudité de son théâtre.

Crédit photos : Ruth Walz

Représentations qui ont à leur tour fait évoluer l’approche musicologique. Savoir cependant que Leonardo García Alarcón, à qui l’on doit un travail de redécouverte des contemporains d’un Monteverdi âgé, avec en premier lieu Cavalli dont il a dirigé Eliogabale à Paris, et ici-même Erismena, avec une maestria et une inventivité remarquables, n’était pas le moindre intérêt de cette nouvelle production.

Fort de ses expériences plus récentes encore, notamment sur La finta pazza de Sacrati et la Palazzo incantato de Rossi, qui précéda de peu Poppée, il propose, de la version de Venise, une orchestration vivifiante, délurée, irrésistible de verve, de rebond, et de séduction sonore dont il communique le plaisir à jouer aux douze interprètes d’exception de sa Cappella Mediterranea, qui se partagent un ensemble de seize instruments, des deux guitares, aux deux violons et deux violes de gambe, des deux clavecins aux deux cornets, sans oublier contrebasse, archiluth, théorbe, flûte à bec, harpe et orgue. Surgit de la fosse un continuo tout aussi opulent que vibrionnant avec lequel la partition chante, les ritournelles bondissent, la basse explose comme on l’aura rarement entendu faire.

Et le chant suit, les personnages s’animant de toutes les pulsions humaines du catalogue exhaustif qu’y a mis le génie de Busenello, dans toute la virtuosité que permet l’engagement de la jeunesse.

Car c’est  bien là l’autre secret de la réussite absolue de ce Couronnement, la jeunesse de ses interprètes. Peu ou pas connus, jeunes et beaux, très bons chanteurs, très bons acteurs, certains passés par l’Académie du Festival, ils ne sont que onze à se partager les vingt-quatre rôles, mais y rivalisent d’impact, d’expression, et même de volume sonore, ce que permet sans peine le petit écrin de la rue de l’opéra.

Fleur Barron (Virtu) sera la forte et émouvante Ottavia, Maya Kherani (Fortuna) sera une Drusilla enjouée, Julie Roset sera aussi impertinente en Amore qu’en Valetto, l’irrésistible Miles Mykkanen sera une Arnalta d’anthologie, mais aussi la Nutrice et l’un des Famigliare du Seneca d’Alex Rosen, profond à souhait, et lui un instant Console. Laurence Kilsby incarnera un Lucano sensuel, et l’un des Soldato, un Famigliare, et un Tribuno, comme Riccardo Romeo et Yannis François, cumulant les mêmes petites incarnations, toutes très présentes.

Attachés à un seul rôle, Jacquelyn Stucker, Poppea ébouriffante de lascivité à fleur de peau, et d’une séduction vocale épanouie, Jake Arditti, Nerone pas moins présent, ni moins sensuel, mais un peu moins séduisant de timbre, Paul-Antoine Bénos-Dijan, Ottone sensible et attachant, et débordant de séduction vocale. Un plaisir constant.

Ce serait déjà une merveille ; elle est cependant partagée avec le spectacle monté par Ted Huffman, qui avait raté Les Oiseaux de Braunfels à Strasbourg en janvier. La mise en scène néanmoins s’impose : une cage de scène vide, avec une niche blanche en fond, garnie d’un banc où les acteurs viennent se poser quand ils ne chantent pas, quelques tables ajustables en une seule, un portant qui permet les changements de costumes à vue et concession à la bizarrerie : un gros tuyau tournoyant dans les airs. À moitié blanc, à moitié noir, comme tout un chacun sur scène, semble-t-il signifier, avec le rouge du sang séché à l’intérieur, synthèse des gouvernements de l’Empire, il paraît bien inutile coquetterie, quand on voit la grâce, la virtuosité, l’élégance et l’audace de sa direction d’acteurs.

La superbe Poppée donnée à l’Archevêché par Klaus-Michael Grüber en 2000 participait d’un autre monde, classique, figé. Celle-ci est la vie même. Huffman a puisé en chacun la sensualité (un « plan à trois » entre Poppée, Néron et Lucain !), la faiblesse (Ottone), le ravissement (Drusilla), la colère (Nerone), la sagesse (Arnalta), le recul (Sénèque), la peur (les soldats), et comme aussi sur le plan musical, la virtuosité de la jeunesse, trésor si rare sur scène, pour un époustouflant jeu de rôles qui ne marque ni pause, ni vide. Et prouve une fois de plus que l’absence de décors sophistiqués ne nuit pas à la vérité d’une représentation, au contraire, quand elle est habitée.

Alors, faite de rien d’autre que de beaucoup de travail, d’investissement, de plaisir partagé et offert, cette Poppée aura ravi. Elle sera reprise à Rennes et à Valence – courez-y – et, on l’espère ailleurs, et pourquoi pas à Aix ?