Triomphe final parmi les opéras au programme du Festival de Salzbourg, la Katia Kabanova de Leoš Janáček , ébouriffante, magistralement dirigée par le chef tchèque Jakub Hrůša et mise en scène par Barrie Kosky, inscrit une nouvelle gloire au firmament vocal du Festival, Corinne Winters.
La Felsenreitschule, ou Manège des rochers est le plus beau lieu du Festival de Salzbourg, de par la présence de la falaise vertigineuse du Mönchberg, entaillée des quatre-vingt-seize arcades qui en font le plus beau fond de scène qui soit. On y aura vu nombre de merveilles, comme La Clémence de Titus et La Flûte enchantée de Jean Pierre Ponnelle, Antoine et Cléopâtre signé Peter Stein, le Voyage d’hiver orchestré par Hans Zender, plus récemment le Lear de Reimann façon Simon Stone, The Bassarids de Henze et Elektra façon Krzysztof Warlikowski, et Salomé exaltée par Romeo Castellucci. S’y est ajoutée cet été une éblouissante Katia Kabanova, qui aura marqué la mémoire comme l’un des grands moments lyriques de l’été 2022.
Le chef-d’œuvre de Janáček avait déjà été à Salzbourg un coup de point quand Gérard Mortier l’avait inscrit en 1998 au répertoire du Festival dans une mise en scène décapante de Christoph Marthaler, qui installait les Kabanov dans une cour aussi déprimante que concentrationnaire d’une banlieue de Brno, (un spectacle bientôt repris à Toulouse, puis à Paris). Pas de rives du Danube (sauf sur un petit tableau au mur), pas de jardin ni de vielle église, mais la misère morale surexposée, dérangeante à souhait.
Vingt-quatre ans plus tard, la radicalité est autre : un impressionnant rideau noir glisse enfin pour découvrir la gigantesque scène du Manège totalement nue, sous la pierre digérant ses arcades aveuglées : un vide scénique absolu, mais ô combien prégnant, vu l’immobilité des quatre-cent dix personnes tournées face à la roche, au fond, dos au public. On comprendra qu’à l’exception des protagonistes qui sortent de cette masse colorée, ce sont là des mannequins, mais l’illusion, entretenue par la cinquantaine d’humains qui bougent ça et là, est parfaite.

Le décorateur, Rufus Didwiszus, n’aura qu’à les disposer, bien cernés par les lumières de Frank Evin, en masses différentes selon les trois actes enchaînés, avec le rideau pour marquer les coupures, et laisser deviner la vie absente de la scène par le bruit de l’orage, le chant des oiseaux, ou le son des cloches. Ainsi dénudé et figé, le lieu devient une loupe grossissante pour exposer sans fioritures l’oppression familiale, le désir d’amour et de liberté, la désillusion et le suicide qui se dérouleront devant cette indifférence première d’une société paralysée, aveugle aux sentiments, même après que Katia, ayant ouvert une trappe au sol, s’y est jetée, comme dans les eaux d’un égout, ou du fleuve absent, pour oublier ce monde d’indifférence, tandis que Kanabicha pérore ses remerciements.
Barrie Kosky a donc fait de choix du théâtre pur et non du décoratif, et c’est magique. Comme presque toujours avec lui, la direction d’acteurs est intense, naturelle, vraie, et quand elle est portée par des interprètes à sa mesure, cela prend feu. C’est le cas avec Corinne Winters. Il suffit qu’elle sorte de la masse, à reculons, et tout est dit de sa fraîcheur, de sa gracilité, de son énergie, de son art à capter le regard, qu’elle danse ou qu’elle confesse le péché d’amour. Et comme son chant, aussi lumineux qu’engagé, aussi séduisant que fluide, avec son timbre marquant et son émotion à fleur de peau, est aussi exceptionnel que sa présence, et que le rôle de Katja est comme une oblation naturaliste, tout en elle vous prend et ne vous lâche plus.
Le reste de la distribution est parfait, parce que fortement dessiné par Kosky, et parfaitement chanté, à l’exception de l’impressionnante Kabanicha d’Evelyn Herlitzius, voix en ruine certes, mais présence impérieuse de tortionnaire aigrie, aveugle à la vie qui passe devant elle, tout en jouant les maîtresses sado-masochistes avec le Dikoj un peu brut de Jens Larsen. Son fils Tichon trouve en Jaroslav Brezina l’incarnation de la faiblesse absolue, tandis que le Boris de David Butt Philip chante sa nature indécise avec toute la séduction requise. Mais comme pour tous ces prisonniers d’une société en état de mort sociale, même le couple si frais de Varvara (la délicieuse Jarmila Balazova) et de Kudrjas (Benjamin Hullett, au beau timbre clair) laisse ressentir le poids de la frustration qui est le moteur premier du drame. Comme dans la fosse, où plutôt que de jouer la poésie naturaliste absente de la scène, Jakub Hrůša, chef majeur trop méconnu encore en France, impose une partition qui éclate de rudesse, de force, en écartant la séduction sonore naturelle au Philharmonique de Vienne au profit d’un paysage sonore plus naturellement tchèque, mais pas moins coloré et captivant. L’impact de cette immense Katja Kabanova n’en est que plus grand.
Salzbourg, Felsenreitschule, le 21 août.