À l’Opéra de Lyon, le metteur en scène peuple d’androïdes le Tannhäuser de Wagner.

Cinquante et un ans séparent la dernière production de Tannhäuser à Lyon, en 1971, et l’actuelle. Selon Jacques Longchamp, dans Le Monde du 24 février 1971, la mise en scène de Manfred Hubricht et les décors de Wolfram Skalicki étaient dominés par l’abstraction « post-Wieland Wagner » qui régnait encore sur le monde de la mise en scène, qui, depuis, a littéralement explosé, offrant désormais toute liberté à l’imagination pour raconter ou violenter les sagas des héros wagnériens et autres. Qui, l’année suivante, face à la superbe mise en scène de Götz Friedrich à Bayreuth, novatrice, révolutionnaire même pour certains, aurait pu imaginer qu’on verrait David Hermann nous envoyer un jour avec le même Tannhäuser du côté de Star Wars ?

C’est pourtant bien ce qu’on a vu à l’Opéra de Lyon, où le conflit originel entre amour chaste et amour charnel, entre foi chrétienne, devenue poids sociétal, et liberté de pensée, d’agir, disparaît dans celui opposant humains et androïdes sur la planète Tatooine.

Le rire est désormais à la mode dans Tannhäuser

Dans ce monde dystopique, Vénus, créée de toutes pièces à partir de l’androïde du Metropolis de Fritz Lang, est la reine de ces derniers, ou plutôt dernières, car son entourage est uniquement féminin. Grotte noire, plateau central mécanisé, mobile et translucide à une lumière de laboratoire soulignent la froideur sans âme de ce monde souterrain où Tannhäuser aura longtemps trouvé un bonheur artificiel. Contraste, le monde des humains est autrement chaleureux, qui s’inscrit dans un désert de sable jaune, dont Jo Schramm a eu le talent d’offrir le reflet perpétuellement mouvant dans un gigantesque miroir concave, secondé par les éclairages subtils de Fabrice Kerbour, créant ainsi un ensemble visuel d’une troublante beauté contemporaine. Le pâtre y sera une des androïdes de Vénus, qu’après le passage des pèlerins, pauvres ombres défaites cachées sous des habits de terre et des voiles de tulle, la chasse du Landgrave capturera sans ménagement.

Notons que le rire est à la mode dans Tannhäuser désormais : après celui de Tobias Kratzer à Bayreuth, qui sut en jouer sans rien perdre de l’enjeu d’une mise en scène fidèle à l’idée wagnérienne de la place de l’art et de l’artiste dans la société, on le retrouve donc à Lyon. On sourit, on s’amuse même avec les personnages secondaires, comme les Jawas qui volent puis négocient la batterie de la jeep du désert du Landgrave ou, à l’acte II, procèdent au tirage au sort du concours… Hors ces quelques fantaisies, la direction d’acteur, banale au Vénusberg, se fera au-delà, plutôt respectueuse des didascalies wagnériennes, mais sans jamais plonger dans l’analyse d’une œuvre pourtant riche en possibilités d’approfondissement ou d’éclairages neufs.

De qualité mais non historique

On en restera à une production décorative, plus ou moins raffinée, avec un acte II installé dans une arène aux parois de terre, où le concours de chant aura lieu sous un ciel nocturne, sur le même sable qu’à l’acte I, mais sans le reflet de sa magie. On la retrouve cependant, avec le même miroir, à l’acte III, d’une qualité plastique exceptionnelle. Seule vraie rupture dans la narration, Élisabeth, après sa prière, ne meurt pas pour le réprouvé, mais choisit de descendre au Venusberg. Après un Retour de Rome assez classique, hormis l’apparition à la porte d’un bunker défensif d’un Pape agité évoquant irrésistiblement l’empereur Palpatine, c’est à Vénus et Élisabeth revenue ensemble du Venusberg d’engager une réconciliation universelle entre êtres de chair et machines sophistiquées, tandis que Tannhäuser disparaît, sans qu’on sache quelle place il pourrait bien occuper dans ce monde nouveau…

Ce spectacle consensuel, très regardable, superbe parfois, mais sans aucune profondeur, a plu. Qui a fait fête aussi à une distribution de qualité, mais pas historique. Le programme de salle rappelait opportunément  quelques noms, qui ont illuminé le parcours lyonnais de Tannhäuser depuis  sa création locale en 1892. Georges Imbart de la Tour, Lauritz Melchior, Georges Thill, Hans Beirer dans le rôle titre, Marcel Journet, Pierre Nougaro, Heinz Rehfuss, Ernest Blanc en Wolfram, Leonie Rysanek, Régine Crespin en Elisabeth, Rita Gorr et Grace Bumbry en Vénus. On ne peut guère espérer pareil niveau aujourd’hui.

D’abord parce que le rôle-titre appelle un ambitus et une maîtrise vocale devenues introuvables depuis la fin des années 1960. Stephen Gould reste l’un des rares élus, mais s‘il éblouissait voici vingt ans à Bayreuth – où il le chante toujours – le voici encore ardent, mais voix tendue à l’extrême, projetée en force, qui malmène la ligne vocale, l’aigu, le legato, les couleurs devenues monochromes. Mais on a entendu tellement pire depuis quarante ans, qu’on pardonne tout à ces restes encore vivaces. Face à lui, côté masculin, campe le Wolfram de Christoph Pohl, autrement séduisant de chant, même si la beauté du timbre n’est pas des plus ensorcelantes. Car il sait user d’un legato parfait, exposer élégamment nuances et couleurs, avec la séduction, puis la véhémence qu’on attend pour les Airs du concours, et la pénétration d’une Romance à l’étoile d’une pure élévation.

Le Landgrave de Liang Li offre un timbre somptueux, des notes graves d’une noirceur et d’une profondeur abyssales, mais sans legato. Aux côtés du Heinrich de Kristofer Lundin et du Reinmar de Dumitru Madarasan, un excellent Biterolf (Pete Thanapat)et un élégant Walther (Robert Lewis) montrant tous deux des promesses perfectionnées au Lyon Opéra Studio, offrent ainsi un concours de chant parfaitement équilibré.

Côté féminin, le pâtre de Giulia Scopelliti, surexploité sur le plan scénique – on l’enchaînera à Tannhäuser pour l’accompagner à Rome, comme preuve de son impiété ? – est délicat et frais, tandis que Johanni van Oostrum, déjà croisée à Paris dans Le Freichütz au Théâtre des Champs-Elysées, en 2019, déçoit d’abord en interprétant l’air d’entrée d’Élisabeth d’une voix trop maniérée, minaudant pour faire jeune et innocente. Mais le grand lyrisme nécessaire s’impose bientôt avec les déchirements torrentiels face à la trahison de son bien-aimé, puis avec une magnifique prière. L’actrice reste hélas assez conventionnelle, qu’elle porte robe longue médiévale, ou pantalon plus neutre. C’est donc la magnifique Vénus d’Irène Roberts, déjà saluée pour sa Julie de Boesmans à Nancy l’hiver dernier, qui domine la soirée. L‘actrice est très expressive. La voix est splendide : l’aigu aisé (« Weh ! Mir verloren ! »), le timbre de grand-mezzo dramatique généreux, la projection impressionnante justifient le choix pour l’acte I de la version de Vienne (celle de Paris de 1861, retraduite en allemand). Revenir ensuite à la dernière version de Dresde permet de retrouver l’intégralité du concours de chant, amputé des airs de Walther et Biterolf  dans la version parisienne.

À la surface du drame

Les chœurs, dirigés par leur nouveau directeur, Benedikt Kearns, s’avèrent excellents aussi bien pour le chant ému des pèlerins, que pour les colères des invités de la Wartburg. On attendait beaucoup de Daniele Rustioni, pour ses premiers pas  dans l’univers wagnérien ; trop sans doute, car on n’a été un peu déçu. Bien entendu, précision et équilibre sont là, mais paradoxe, dès l’ouverture, si les thèmes religieux ont le recueillement nécessaire, la musique du Venusberg semble trop retenue, et manquer de chair. Le chef se refuse donc à charger la barque, et fait le choix d’une fraîcheur de ton plus dans l’esprit de Weber et du jeune Wagner, mais sans y trouver l’impact qu’on y attend, surtout dans la version  de Vienne. Cela s’améliore au deuxième acte, plus animé, plus charpenté, parce que plus événementiel. Au troisième, où après un Prélude un rien absent, la progression dramatique se fait parfaitement portée, et rayonne au final.

En bref, ce fut un Tannhäuser hors du commun, plutôt agréable à regarder, mais restant à la surface du drame, et à qui il manque une part de la dimension orchestrale et vocale qui fait les grands souvenirs.

Opéra de Lyon, le 24 octobre.