Les fondateurs du festival avaient raison : Salzbourg doit se déguster en partageant musique, ville et montagnes.
Le critique musical pressé qui verra (ô bonheur !), huit spectacles en sept jours sans discontinuer, stakhanovisme assumé, devrait profiter autrement de la fête, c’est certain. Car arriver après un vol Lufthansa annulé, un retard de trente minutes du RER B parisien, un vol Austrian qui tient ses engagements, mais suivi d’un retard de trente-cinq minutes encore sur le parcours ferroviaire entre Vienne et Salzbourg, pour se précipiter à son premier spectacle une heure et demi à peine après neuf heures de voyage n’est pas la meilleure façon de respecter les recommandations des fondateurs, qui n’avaient pas prévu les problèmes de transport récurrents de l’été 2022.
On était donc fatigué et presque bougon pour fêter ses propres 50 ans de présence en ce lieu magique. Rossini, parce qu’il est par nature porteur de joie, et d’allant, s’est aussitôt avéré le remède idéal.
Côté production, celle, récente, de Damiano Michieletto à Paris avait laissé un goût de trop plein, de débordement, d’excès invasif, à ce qui doit rester une virevolte légère avant tout, et on émettait des doutes sur la capacité de Rolando Villazón à nous y entraîner. On a vite changé d’avis, car on s’est franchement diverti, sur tous les plans.

Il y a bien entendu, impératif aujourd’hui, relecture. Villazón s’en explique par questions dans le programme, laissant les réponses à son spectacle. Il nous conduit dans un hangar métallique servant de studio entre Burbank et Hollywood aux années du cinéma muet. Harald B. Thor y a déployé un aimable désordre, avec un bureau en bois, des accessoires divers et autres portants, dominés par les deux façades mobiles de bâtiments fin de siècle qui traînent au fond, celle d’une noble Court House, et celle d’un bâtiment de rapport, boutique en bas, et fenêtres d’appartement au dessus ; on découvrira bientôt, clin d’œil aux Noces de Figaro de Marthaler, ère Mortier, que les vitrines proposent des robes de mariées, et on verra plus tard passer un figurant avec la queue de cheval grise de… Sylvain Cambreling !
Voilà le royaume enchanté d’un projectionniste en blouse grise, capable en un instant de se transformer en soldat, barman ou clone de Rosine en robe espagnole : c’est Arturo Brachetti, le célèbre transformiste, toujours aussi mobile d’expression et virtuose de jeu, et ici amoureux de la star de cinéma qui règne sur le studio, Cecil B. Artoli (la salle éclate de rires sonores), héroïne de films de pirates, d’une Cléopâtre envoûtante, d’une Nonne au désespoir. Notre projectionniste passe la bande annonce du prochain film, Once upon a time in Sevilla. Rêve ou réalité, voici que Zorro-Almaviva fait irruption dans le studio, avec sa bande de mariachi pour faire la cour à l’héroïne qui apparaîtra bientôt à sa fenêtre. Gags et occasions de rire, qu’ils soient, nombreux, signés Rossini et, plus nombreux encore, signés Villazón, avec la complicité active des chanteurs qui s’y prêtent de bonne grâce, vont ponctuer l’opéra, ainsi visité par un Basilio-Nosferatu irrésistible d’ombre inquiétante, une Berta dansant son Il vecchiotto façon Marlène en frac, un Comte à l’habit de curé séducteur… le sommet étant atteint d’ailleurs par une leçon de chant, façon récital – lui au piano, elle en robe longue noire – irrésistible de drôlerie.

Dans cette débauche de références diverses, Figaro reste Figaro, blouse blanche, et verve vocale incontournable, tandis que le continuo s’émaille au pianoforte d’Andrea del Bianco de citations de musiques de films universelles. Détournement irrespectueux sans doute, comme le décor qui initie l’acte II, dans un bar branché modernisme, qui serait l’intérieur de Bartolo (!), mais scène en fête.
Dans la fosse, avec ses Musiciens du Prince, Gianluca Capuana déploie une verve de tous les instants, celle de l’exubérant Rossini lui-même sans doute. Et l’orchestre offre à la fois un jeu d’une parfaite précision, à la dynamique excitante pour tous, distribution comprise, qui s’y donne sans peine
Bien entendu il y a là, on est venu pour elle comme tout le monde, une Cecilia Bartoli qui n’a plus la voix de ses débuts en Rosine, ou de son enregistrement à 22 ans, avec Patané chez Decca. Quelques 30 ans plus tard, si la technique demeure, si la vocalise éblouit toujours, si le timbre reste magnifiquement fourni en couleurs, il faut bien constater que le naturel est moindre dans un numéro d’actrice plus que bien rodé, et que l‘art du chant est devenu aussi celui de gérer ce qui est désormais un rien plus difficile à affronter.
Quelle idée alors de partager l’air final d’Almaviva, assurément un peu haut pour elle. On applaudit, bien entendu, tout en sachant que le miracle se ternit un rien, peu à peu. De là à huer comme certains… Face à elle, le Bartolo d‘Alessandro Corbelli, autre vétéran, reste un délice de malice et de cabotinage complice, et une vrai leçon de chant toujours élégant et raffiné (« A un dottore »), même si la voix passe parfois moins bien la barrière orchestrale.
La nouvelle génération laisse, elle, des sentiments partagés. Edgardo Rocha, fin musicien, certes, acteur exceptionnel de souplesse aussi, mais n’a pas un chant pas aussi souple qu’il conviendrait ( la vocalise est même prudente au début) ni un timbre sans l’immense séduction nécessaire au personnage. Rien à opposer en revanche au merveilleux Figaro de Nicola Alaimo dont la bonhomie scénique est un atout face à la verve de Brachetti, tant il sait manier avec lui l’à propos et le clin d’œil complice. Duo de choc, en fait. Son chant, royal, de timbre, d’ambitus, éblouit par sa présence, sa virtuosité (son Largo al factotum), son respect de la partition. Ildebrando d’Arcangelo est un Basile tout aussi majuscule, même si le grave se montre moins noir que chez certains de ses illustres prédécesseurs. Et il joue les Bela Lugosi avec ongles et oreilles pointues avec délectation. La Berta de Rebeca Olvera tousse à merveille, et chante de même (fraîcheur, lumière) un rôle trop souvent dévolu à tort à d’anciennes troupières fatiguées. Le Fiorello de José Coisa Loza se révèle lui aussi excellent. Et le Chœur Philharmonia de Vienne n’est pas en reste .
Salle heureuse, et quasi unanime pour un triomphe saluant un spectacle qui ne cherche pas midi à quatorze heures – c’est tellement peu à la mode – mais sait jouer de la culture de chacun pour lui faire plaisir.
Salzbourg, Haus für Mozart, le 16 août.