Goerne et Trifonov appréhendent le répertoire du lied comme des sommets de spiritualité.
Matthias Goerne est gourmand d’accompagnateurs, depuis qu’il signe sous le label jaune. Il essaie les jeunes pianistes maison, le clavier ailé de Jan Lisiecki pour un album Beethoven parfait (2019, CHOC, Classica n° 222), celui autrement profus de Seong-Jin Cho face au dernier romantisme (« Im Abendrot », 2019, Classica n° 233), autour de Daniil Trifonov pour un voyage temporel autrement distendu. Qui des deux choisit, non pas les œuvres, mais le propos ? Pour Dichterliebe de Schumann, pivot du disque et auquel Matthias Goerne revient, c’est Daniil Trifonov sans conteste, imposant des tempos lents, et souvent à la limite du silence : admirable pour le rêve éveillé de Im wunderschönen Monat Mai que Goerne murmure en voix de tête, et pas moins dans le grave d’ogre de Ich grolle nicht.
Ce que la voix peut oser, elle ne le peut que par le piano, qui est ici un monde en soi. Programme altier, pétri de spiritualité. Leur Dichterliebe blessé, amer, poème de la désillusion, sur le fil juste avant de tomber dans la folie, donne la main au merveilleusement étrange opus 2 d’Alban Berg, quatre explorations du monde des songes, cycle génial et méconnu où ensemble ils font un saisissant fondu au noir, auquel répondent les déclamations résignées des Michelangelo Lieder de Wolf, ultimes notes tenues elles aussi au bord de la folie. Cette fois, comme pour les trois Chostakovitch pris chez le même poète, c’est la diction qui commande, le baryton qui y plie le pianiste, Trifonov prenant le temps côté russe de creuser l’espace des graves de son clavier, d’en faire sonner les trompettes de l’aigu.
Les deux se retrouveront à parité dans les Quatre Chants sérieux de Brahms dans la ferveur ténébreuse de l’Ecclésiaste, philosophes dans le premier, tendres dans le second. Que la voix de Goerne ne veuille plus y mettre l’élan de jadis importe peu. Comme les mots l’enchantent et nous enchantent ! Jusque dans la résignation du troisième, et avec quelle douceur dans l’acceptation, ou l’exaltation de l’ultime : ce Brahms-là est de deux prophètes.

« Lieder »
Œuvres de Berg, Schumann, Wolf,
Chostakovitch et Brahms
Matthias Goerne (baryton),
Daniil Trifonov (piano)
Deutsche Grammophon 486 2452.
2018. 1 h 20 min