Daniel Ciobanu livre des interprétations exemplaires de certains Prokofiev, Liszt, Debussy, Enesco délaissés, malmenés, oubliés. Ils ressuscitent enfin sous les doigts d’or du jeune pianiste. Bravo.

Le premier disque de Daniel Ciobanu, médaille d’argent du Concours Rubinstein de Tel-Aviv et Premier Prix du Concours international de Rio de Janeiro, est un récital qui réunit quatre compositeurs. Ces disques avaient jadis mauvaise réputation et finissaient mal, les disquaires ne sachant pas où les classer.
Le streaming a aboli ce problème et permet même de commencer l’écoute là où on le désire. Ce sera donc, pour débuter, le Carillon nocturne tiré des Pièces impromptues op. 18, la troisième Suite pour piano de George Enescu, sans doute le plus sous-estimé des grands compositeurs du XXe siècle, musique qui tient à la fois du Ravel des Miroirs et du Debussy des Préludes, ainsi que du Bartók de En plein air, du Messiaen des Vingt Regards et du Ligeti des Études, autant de pièces pas encore composées : l’œuvre du Roumain de Paris date de la Première Guerre mondiale, mais, perdue, elle n’a été retrouvée qu’en 1955, pour être éditée en 1958. Chef-d’œuvre un brin délaissé, monde fabuleux de résonances extatiques, non résolues, quasi orientales que Ciobanu organise avec un calme donnant une sonorité irréelle à son piano splendidement enregistré, profonde comme les abysses, flottant comme le brouillard. Neuf minutes de musique volées au temps qui passe.
On retrouvera ce Carillon nocturne avec un grand bonheur, juste après avoir écouté la Sonate n° 7 de Prokofiev qui ouvre l’album. Enfin ! jouée à la Horowitz, à la Argerich, maintenant à la Ciobanu… Scintillante, miroitante, tellurique sans en faire une machine de guerre écrasant tout sur son passage, mais bien un long poème rageur et poétique, motorique et atmosphérique rendant justice à l’écriture de l’un des chefs-d’œuvre les plus subtils du compositeur. Ciobanu y déploie un art pianistique et musical fondé sur la clarté polyphonique, une conduite dynamique subtilement étagée, des phrasés sculptés dans la profondeur du clavier mais propulsés par la jours souple de rythmes jamais tétanisés jusques et y compris dans un finale à la fois martelé et félin.
Un monde de sensations
Voici une interprétation exemplaire de cette sonate de guerre de Prokofiev. Comme l’est celle d’Après une lecture du Dante, l’œuvre de Liszt la plus souvent massacrée dans les concours de piano – et pas que ! Ciobanu est chez lui dans la démesure lisztienne et, comme le géant Atlas porte le monde, le pianiste fait revenir à la vie ce monde de sensations, cette chevauchée fantastique qui coiffe les Années de pèlerinage. Comme Claudio Arrau, il est ce piano-orchestre, et plus encore ce héros racontant une grande histoire avec une conviction qui lie sans hiatus la disparate des épisodes, enchaîne le rêve et les emportements à travers un jeu d’une grande beauté plastique. Il fait aussi entendre, là encore, de mystérieuses sonneries qui traversent les œuvres de ce récital, jusque dans six Préludes de Debussy dont quelques tempos pourront surprendre, mais dont les atmosphères sont idéalement rendues.