S’il avait fallu ne choisir qu’un spectacle cet été, c’est La Passion grecque à Salzbourg qu’on aurait privilégié. Pour l’œuvre !

La Passion grecque, Salzbourg © SF/Monika Rittershaus

La Passion grecque, Salzbourg © SF/Monika Rittershaus

Bien trop rare : Paris ne l’a plus vue depuis 1990, à l’Opéra-Comique, l’Autriche ne l’a entendue récemment qu’à Bregenz, en 1999, à Salzbourg, c’est une première, parmi tous ces chefs-d’œuvre du XXe siècle comme Lear, Œdipe.., que Markus Hinterhäuser se plaît à remettre au premier plan. Tout simplement magnifique : saisissante dans la force de sa brièveté, et étreignante dans son lyrisme toujours aisé à appréhender, toujours premier. Et parce ce que plus que jamais, elle nous parle de notre aujourd’hui. Certes, le problème des migrants n’a pas attendu Nikos Kazantzakis, ce déraciné chronique, pour exister en littérature, mais son Christ recrucifié de 1948 est des indispensables du XXe siècle péri-méditerranéen. Et le fait que Bohuslav Martinů, autre déraciné, l’ait adapté pour en faire son treizième opéra, son chant du cygne en fait, réalisant ainsi un ouvrage majeur du (non)répertoire du siècle de la modernité en marche, malgré ses racine s plongées dans la tradition, dit son importance, et son impact révélateur. Car personne ne peut y rester indifférent.

À Salzbourg, Peter Sellars avait déjà installé son Idoménée au milieu des Troyens déplacés. Cette fois, avec The Greek Passion, c’est au cœur même du problème que le public se confronte. La petite communauté grecque d’Anatolie qui vient de programmer le traditionnel jeu théâtral de la Passion pour Pâques se voit confrontée à l’arrivée d’un convoi de migrants grecs que les Turcs ont chassé de leur village. Grigoris, le pope, suivi par ses fidèles, leur refuse assistance. Mais certains interprètes de la Passion, Manolios le berger/Christ, Katerina, la veuve légère/Marie Madelaine, Yannakos le colporteur/Pierre, prennent le parti des défavorisés. Clivage total, rancœurs et haines, pierres qui volent, Grigoris excommuniera Manolios pour mise en danger des Ecritures, et Panais /Judas le tuera devant tous, forçant les migrants à reprendre leur recherche d’une nouvelle terre d’accueil, et laissant la communauté dévastée face à ses responsabilités et à son refus d’être simplement chrétien.

La Passion grecque, Salzbourg © SF/Monika Rittershaus

La Passion grecque, Salzbourg © SF/Monika Rittershaus

L’œuvre, magnifique, n’a besoin que de la vérité d’une prise en charge sans fard. C’est ce que réussit la production de Simon Stone, forte dans sa simple nudité. Lizzie Clachan a habillé le Manège des rochers d’un grand panneau gris, comme le sol nu, ne laissant visible que la rangée d’arcades la plus haute, refuge temporaire des défavorisés. La lumière, quelques trappes qui s’ouvrent, et le jeu d’acteurs, magnétique, mais d’un naturel, d’une simplicité inverse à toute sophistication font le reste, et l’on est pris, d’autant qu’aucun entracte ne vient interrompre la montée des tensions.

Pour les exprimer, le Philharmonique de Vienne est l’interprète idéal d’une orchestration qui passe du quasi-pittoresque au plus abstrait, de la décantation pure à de grandes vaques irrésistibles. Et Maxime Pascal, avec ses bras immenses, les emporte haut dans la foi en un art musical hors sol pour une époque révolutionnaire, mais où le contenu émotionnel n’intéressait plus personne, ce qui n’est évidemment pas le cas ici. Le finale choral d’abord exaltant, et qui s’éteint peu à peu ne peut que saisir l’auditeur sensible.

Reste aux personnalités à faire le reste. La quinzaine de solistes est d’abord équipe, qui se fond aussi dans les nombreux et admirables chœurs de l’Opéra de Vienne, impressionnante masse d’individualités accordées, et le chœur d’enfants de Salzbourg, irrésistibles. Mais chacun devient aussi, par le travail de détail de Simon Stone, une parcelle indispensable de chaque instant musico-dramatique. Les deux prêtres, Gábor Bretz et Łukasz Goliński, très sonores, la charmante Lenio de Christina Gansch, son amoureux, le délicieux Aljosha Lennert, le Yannakos comme toujours rayonnant de Charles Workman, sont magiques. Sara Jakubiak est une splendide Katerina, sensuelle (la façon dont elle chante le nom de l’aimé !), et Sebastian Kohlhepp est un berger christique digne d’une interprétation au cinéma.

Salzbourg s’honore à pareille réussite, hors des facilités du répertoire. Son public a marché, à fond, c’est le spectacle de l’été. Espérons qu’il marque enfin le retour de l’œuvre un peu partout.

Salzbourg, Manège des rochers, le 22 août.

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