Cette année, le Festival de Pâques de Baden-Baden a accueilli une production de La Femme sans ombre de Richard Strauss. Une mise en scène de Lydia Steier, sous la direction de Kirill Petrenko à la tête du Philharmonique de Berlin.
Un conte, au Festspielhaus de Baden-Baden ? Vous n’y pensez pas ! Lydia Steier, à qui l’on doit la médiocre Flûte enchantée de Salzbourg, et l’insupportable Salomé de Bastille, déclare que la structure de La Femme sans ombre n’est pas toujours stable et s’attribue donc le droit d’y ajouter une autre action, elle, particulièrement distendue, l’histoire muette d’une toute jeune mère célibataire (Vivien Hartert), dans l’une de ces institutions irlandaises catholiques qui maltraitèrent au long du XXe siècle leurs pensionnaires et leur retiraient leur enfant pour le faire adopter, ou le laisser mourir. Et comme il faut bien installer dans l’action les personnages de l’opéra, Madame Steier ajoute sa couche de fantasme, vu au prisme de l’analyse freudienne : le malheureux rêve de devenir une Ginger Rogers, toute de rose vêtue, mariée à un Fred Astaire grassouillet et en quête d’enfants à naître. Faut-il aller plus loin ?
Une mise en scène qui nuit à l’intrigue
Pléthore décorative, signée Paul Zoller qui, du couvent triste à mourir, où l’archange Michel statufié sera le messager de Keikobad, voit les parois pivoter pour révéler un escalier de music hall et, pire, une fabrique – rose bien entendu – d’enfançons clones pour couples en manque de progéniture… Cela vous remplira trois actes sans discontinuer, en trahissant Hofmannsthal, son récit d’initiation, ses humains, ses esprits, leurs émotions surtout, et Strauss tout autant qui a su les rendre si proches. Bien entendu, c’est l’adolescente qui conclura la soirée en fouillant frénétiquement la terre meuble d’un cimetière tandis que les deux couples réunis et les chœurs d’enfants, invisibles, célèbreront la maternité heureuse.
Tout cela est certes intelligent, parfaitement maîtrisé, défendu avec des moyens exceptionnels – c’est la production la plus chère jamais réalisée ici. Mais cela réduit le conte à un contrepoint ludique, tout en fausse émotion : l’Empereur en M. Loyal blanc, dansant avec sa partenaire, l’Impératrice en blonde écervelée qui balaye joyeusement le sol de la boutique tout au long de l’acte II, et qui se donne à Barak en chantant « je suis coupable envers toi ». La question qui se pose alors étant tout simplement : qu’a à voir cette histoire avec La Femme sans ombre ? Et surtout pourquoi pollue-t-elle à ce point son récit théâtral et jusqu’à son émotion propre ?

Elza van den Heever.
Crédit photo : Martin Sigmund

Vivien Hartert et Wolfgang Koch.
Crédit photo : Martin Sigmund
Une production sauvée par les interprètes
Heureusement, le pendant musical compense, et au plus haut niveau. Comme il l’a déjà prouvé à Munich, Kirill Petrenko est le chef idéal pour rendre encore plus fascinante la volubilité du discours straussien. Il insuffle au Philharmonique de Berlin une transparence exceptionnelle, de clarté et de couleurs, en particulier dans les grands ensembles de l’acte II, dont l’écriture luxuriante appelle à une direction à la fois excitée et précise. On est comblé. Un regret toutefois, cette lave qui devrait sonner comme un éblouissement permanent reste un peu trop dans le creuset de la fosse : décidément, l’acoustique du Festspielhaus demeure bien avare.
Petrenko sait aussi, en suprême chef de théâtre, suivre, porter, nourrir, inspirer le chant. On en a ici une fois de plus la démonstration. Une indisposition nous prive de celui de Miina-Liisa Värelä, qui laisse sa voix à Elena Pankratova, installée à l’avant-scène côté cour. Parfois fort discuté, l’instrument reste impressionnant, discipliné, un peu tiré d’aigus, mais sa Teinturière reste exceptionnelle. Comme la Nourrice de Michaela Schuster : ses aigus sont eux en déclin marqué, mais même affublée des chasuble et cornette de nonne, elle garde toute son expressivité. Magnifique lui, le Barak de Wolfgang Koch, en vraie facilité d’émission, et en humanité profonde, évoquant par instants les merveilles de sensibilité qu’y mettait Walter Berry.
Déception en revanche avec l’Empereur de Clay Hilley, trémulant, appuyé, sans élégance de chant, de jeu. Le rôle étant tout entier dans sa séduction vocale, il n’en sauve qu’une partie, à l’acte II, et en définitive, sans l’éblouissement attendu. Éblouissante en revanche, l’Impératrice d’Elza van den Heever. Difficile de donner un chant investi d’émotion quand la mise en scène vous réduit toute une part à une potiche. Mais la soprano, qui joue le jeu, passe au-delà de l’obstacle avec brio. Le grave est sonore, le medium clair, les aigus ruissellent de lumière. Assurément l’interprète la plus irradiante du rôle aujourd’hui. Un bon messager (Bogdan Baciu), un faucon parfait (Suzanne Kahl), des frères de Barak (Peter Hoare, Nathan Berg, Johannes Weisser) de premier plan, le reste de la distribution, chœurs pléthoriques compris, est magnifique.
En fait, au-delà de l’agacement quasi permanent suscité par la production, c’est bien à la jubilation partagée d’une partition, prétendue obscure et difficile, qu’on aura une fois de plus été convié. Car équipe, orchestre et chef battaient au pouls de Richard Strauss, comme du temps d’un Böhm ou d’un Solti.
La maîtrise du répertoire straussien
On retrouvait Petrenko et l’orchestre dans un autre programme straussien, avec ses Quatre Derniers Lieder et sa Vie de héros. L’œuvre quasi ultime a permis à Diana Damrau des délicatesses, des subtilités qu’on ne lui imaginait plus depuis l’abandon de son registre suraigu. Mais les textes lui échappent un peu, tant elle s’applique, à force de mimiques et mouvements de tête, à maîtriser une technique qui se veut et s’avère parfaite. Petrenko s’efface, tout à son service. Dans le poème symphonique, c’est toute la batterie d’éclats de cuivres et de rythmes comme de chant d’orchestre, épanoui, qu’il maîtrise de façon exceptionnelle. Et Berlin, tradition Karajan pas totalement perdue, s’y donne à son absolu, porté par sa toute nouvelle première violon, Vineta Sareika-Völkner, exceptionnelle de musicalité dans les solos. Ébouriffant – et à entendre à Paris le 2 septembre.

Diana Damrau.
Crédit photo : Monika Rittershaus
Baden-Baden, Festspielhaus, les 5 et 7 avril.
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➔ Pour en savoir plus sur le Festspielhaus de Baden-Baden : https://www.festspielhaus.de/fr