Orphée revenu de l’enfer de la déportation, ce chanteur, théologien et musicologue consacra sa vie, au tournant du siècle dernier, à sauver de l’oubli le folklore arménien menacé par le joug turc. De mélodies populaires en œuvres liturgiques, son héritage est inestimable.

Crédit photo : Komitas Museum
Symbole de la musique et de l’identité arméniennes, Komitas demeure relativement méconnu en Occident. Son œuvre et son destin résument pourtant les mutations que connaîtra l’Europe au cours du XXe siècle. « Décrire la vie de Komitas signifierait écrire l’histoire du peuple arménien durant ces derniers cent ans, avec son mode de vie, ses chants, ses pleurs et la lutte pour sa survie, avec la diplomatie européenne et la barbarie turque, avec l’ethnographie et l’ethnologie, avec son passé et son avenir », résume le poète dissident de l’époque soviétique Parouïr Sévak. On pourrait aller plus loin en affirmant que décrire la vie de Komitas, c’est raconter, au-delà d’une existence déjà remarquable en elle-même, la période charnière qui voit la fin d’un monde non avare en guerres et l’avènement d’un siècle qui alignera les génocides et les épurations ethniques, le destin de Komitas contenant en filigrane la tragédie de la Shoah, les charniers de Kigali ou encore le massacre de Srebrenica.
« Même s’il n’avait écrit que Antouni, ce serait suffisant pour considérer Komitas comme l’un des grands musiciens de notre époque. » Malgré cette affirmation de Debussy, lancée à l’issue d’un concert donné par le compositeur à Paris en 1906, Komitas reste peu connu des mélomanes européens. D’abord parce que le génocide de 1915 mettra fin prématurément à sa période créatrice et détruira une grande partie de ses œuvres et de ses recherches, ensuite parce que les pièces qui nous sont parvenues – quelque 80 mélodies et œuvres chorales, une poignée de danses pour piano, un arrangement de la messe arménienne –, volontairement tournées vers le folklore arménien, ne furent pas écrites pour de vastes formations et n’incitèrent donc pas les grandes phalanges occidentales à les défendre – contrairement à un Khatchatourian, dont la célébrissime Danse du sabre ou les Concertos pour violon ou piano sont régulièrement à l’affiche des salles de concert.
Komitas est né à une époque où la musique arménienne, riche d’une histoire millénaire, était sur le point de disparaître. Il n’est pas fortuit qu’il se soit donné pour mission de sauver de l’oubli le folklore musical national au moment où la conscience nationale émergeait et poussait son peuple à s’affirmer face au joug séculaire turc. Sa plus grande intuition fut de mesurer l’héritage inestimable qu’il se devait de préserver, quitte à fixer par écrit une tradition orale, ouvrant la voie, par ses travaux ethnomusicologiques, aux recherches d’un Bartók ou d’un Kodály. Lors de ses séjours à Berlin et Paris, Komitas fera ainsi connaître la musique orientale, ses spécificités harmoniques, modales et rythmiques à une Europe musicale en quête de nouvelles influences.
Une existence vouée au chant
« Là où est le chant, il y est aussi », résume Parouïr Sévak dans Le Clocher qui sans cesse résonne, son poème épique consacré à Komitas, né Soghom Soghomonian en 1869 à Kütahya, alors dans l’Empire ottoman, de parents arméniens – père cordonnier et chef de la chorale de l’église, mère poétesse et compositrice de chansons populaires. Le chant est effectivement indissociable de son existence, au cours de laquelle il sera une sorte de sésame ouvrant bien des portes, à commencer par celles de la mémoire. Orphelin à onze ans, ce n’est qu’en se remémorant les chants composés par ses parents qu’il retrouvera leur traces et leur souvenir : « Tous les membres de ma famille avaient de belles voix, écrira-t-il plus tard. Les chansons, en langue turque, composées par mes parents, et que j’ai pu transcrire en 1893 lors de mon séjour au pays, sont, aujourd’hui encore, entonnées et fredonnées par les anciens de notre ville. »
Un de ses camarades de classe dresse un portrait éloquent du petit Soghom : « C’était un garçon maigre, grêle et pâle, toujours prudent et gentil. Il s’habillait mal, et c’était encore pire en hiver. Il arrivait que des garçons de rue le tracassent, mais il avait trouvé un moyen très efficace pour se défendre : il chantait. Beaucoup des habitants de Kütahya se souvenaient de lui comme du “petit chanteur errant des rues”. » C’est d’ailleurs sa voix et l’émotion qui se dégageait de son chant qui lui permirent, à l’âge de douze ans, de faire partie des jeunes garçons les plus prometteurs que le catholicos (patriarche) Gevork IV fait appeler à Etchmiadzin, le Saint-Siège de l’Église apostolique arménienne. Ne parlant pas l’arménien, langue proscrite dans sa ville natale car susceptible d’exciter les consciences populaires et nationalistes, il est sur le point d’être refoulé quand le chef spirituel lui demande de chanter. « Et pendant que je chantais l’hymne Louys Zvard, se souviendra le compositeur dans sa correspondance, j’ai remarqué dans les yeux du catholicos des larmes qui coulaient puis ruisselaient le long de sa longue barbe blanche. » Le chant lui aura ouvert les portes du séminaire, opportunité unique qui changera sa destinée en même temps que celle de la musique arménienne.
Pendant ses années à Etchmiadzin, où il commence par apprendre l’arménien, ancien et moderne, en parallèle de ses cours, il est initié à la notation musicale ancienne en khaz – des signes musicaux indiquant les dessins de la mélodie et les détails rythmiques, équivalents des neumes dans la musique européenne –, à laquelle il restera attaché pour retranscrire les mélodies populaires, refusant d’adopter le système occidental. C’est en 1885 qu’il entend pour la première fois, dans un village arménien, des chants rustiques qu’il s’empresse de recenser, initiant un travail qui le conduira, jusqu’en 1913, à collecter plus de quatre mille chants populaires de différentes régions d’Arménie. Ses compagnons raconteront qu’il voyageait inlassablement de village en village, un carnet à la main, pour noter et compiler, en vue de les éditer, les chants des ménestrels, des laboureurs ou des jeunes mariés, les chansons d’amour ou d’exil, les berceuses… Pour cette tâche très exigeante, il n’hésitait pas à se cacher, afin d’assister en tant qu’auditeur invisible aux diverses manifestations civiles et religieuses qui rythmaient le quotidien des campagnes d’alors.
Choc des cultures musicales
Ses études achevées en 1893, Soghom Soghomonian reçoit le titre de vardapet (prêtre séculier) et prend le nom de Komitas, en hommage à Komitas d’Aghdsk, catholicos et compositeur du viie siècle. Il part pour Tbilissi, où il parfait sa formation auprès de Makar Ekmalian, un élève de Rimski-Korsakov qui lui fait découvrir la musique russe, avant de bénéficier, en 1896, d’une bourse pour aller étudier à Berlin auprès de Richard Schmidt. Durant trois ans, il travaille sans relâche afin de combler ses lacunes, tout en s’initiant à la musique occidentale. S’il profite de l’intérêt que l’Europe porte à l’Orient en cette fin de siècle, le choc des cultures ne se fait pas sans heurt, notamment au chapitre de l’harmonisation. Komitas refuse toujours d’adopter certaines règles « occidentales » qu’il ne juge pas aptes à retranscrire les harmonies et les atmosphères entendues dans son pays, ce qui le conforte dans son choix de ne pas se tourner vers la musique d’Europe de l’Ouest, où règne le post- wagnérisme, pour se plonger, au contraire, dans ses racines orientales. Il renoncera même à faire éditer ses œuvres composées dans le style occidental, pour mieux affirmer sa fidélité à ses origines : pas de formes savantes mais une apparente simplicité qui va de pair avec une grande liberté, l’emploi d’accords de quarte et de quinte, voire la polymodalité, et l’irrégularité rythmique. Ses mélodies strophiques, quoique brèves, n’en sont pas moins d’une grande hardiesse tonale et rythmique.
Malgré les postes prestigieux qui lui sont proposés à Berlin à l’issue de son cursus (professeur à l’université, soliste à l’Opéra…), Komitas retourne à Etchmiadzin pour y poursuivre ses recherches ethnomusicologiques, qui s’avéreront capitales pour les musiques populaire et religieuse arméniennes. Jusqu’en 1910, il multipliera ses activités, dont le caractère international et le succès grandissant susciteront l’hostilité de la frange la plus conservatrice de l’autorité religieuse. À la compilation et à la publication de recueils de chants populaires s’ajoutent la création de nombreuses chorales en Arménie, en Égypte, en Suisse et en France, et une série de conférences et de concerts qui contribueront à faire connaître dans son propre pays, et surtout en Occident, un univers musical sur le déclin. Face aux tensions croissantes qu’il doit affronter à Etchmiadzin, Komitas s’installe définitivement à Constantinople en 1910. En ce début de siècle, la capitale de l’Empire ottoman est une importante métropole cosmopolite qui jouit d’un riche passé et abrite l’une des principales communautés arméniennes, sur laquelle Komitas peut s’appuyer pour poursuivre ses actions pédagogiques.
Lors d’un nouveau séjour à Paris, en 1912, il enregistre un bouquet de chants populaires et religieux qu’il a harmonisés lui-même, chantant et accompagnant au piano le ténor Armenak Shahmuradian. Deux ans plus tard, la publication de cet enregistrement, d’une valeur documentaire inestimable, suscite le mécontentement de l’Église. C’est dans ce contexte que tout bascule, lorsque éclate le premier conflit mondial, qui servira de toile de fond, dans l’Empire ottoman agonisant, au génocide perpétré sur les Arméniens par les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès. Komitas fait partie des premiers intellectuels raflés le 24 avril 1915. Une grande partie de ses oeuvres et travaux sont détruits, tandis qu’il est emprisonné puis déporté à Tchanguerre. Tant qu’il ignore l’ampleur des persécutions et des exterminations, Komitas reste confiant. Ses compagnons admirent la santé physique et morale, le ton enjoué de celui qui redonne du courage à ceux qui n’en ont plus, chantant sans cesse l’hymne Der Voghormia (Seigneur, prends pitié) qu’il a harmonisé dans sa Messe arménienne. Le 9 mai, Komitas célèbre l’office religieux pour ses compatriotes. Son ami le médecin Vahan Torgomian se souviendra : « Quelle Messe, mon Dieu ! Je n’ai jamais vu un service religieux comme celui-ci. Quelle ferveur ! Quelle prière heureuse et harmonieuse ! Lorsque nous avons entendu son Pax vobiscum, il nous a semblé que de la pointe de ses doigts l’espoir rayonnait jusqu’à nous. Dès que le père a eu fini le service sur les mots “soyez bénis et allez en paix”, on est venu nous avertir que nous étions libérés avec six autres personnes et que nous allions repartir pour Constantinople. »
Si c’est grâce aux pressions internationales que Komitas échappe à la mort, ce témoignage souligne une fois encore le pouvoir qu’aura eu le chant dans la destinée de cet Orphée anatolien revenu de ce dont nul n’est censé revenir : l’enfer de la déportation. Ce n’est qu’une fois rentré chez lui, voyant sa bibliothèque pillée et la quasi- totalité de ses travaux perdue, interrogé par les proches inquiets de ses compagnons de déportation, qu’il prend la mesure de la tragédie qui se joue.
Prison mentale
À la fois témoin et victime du génocide, Komitas plonge dès lors dans un mutisme dont il ne sortira plus. Il est interné d’abord à Constantinople, puis à Villejuif à partir de 1922, où il restera jusqu’à sa mort en 1935, refusant de revoir toute personne liée à son passé, ne composant ni ne chantant plus – « sauf pour moi-même, précisera-t-il, et en plus avec une voix très faible ». La publication, en 1933, de son grand œuvre, le Patarag (Messe arménienne), ainsi que les célébrations de son soixantième anniversaire à Erevan, Tbilissi et Paris, témoignent de l’intérêt que son œuvre suscite mais ne parviennent pas à sortir le compositeur de la prison mentale dans laquelle il est enfermé – les recherches les plus récentes tendent à montrer que cette « folie » était une forme de traumatisme, une souffrance encore mal diagnostiquée et mal soignée à l’époque.
Il meurt le 22 octobre 1935. Sa dépouille sera transférée à Erevan l’année suivante et inhumée dans ce qui deviendra le Panthéon Komitas. Komitas ne fut ni un enfant prodige ni un compositeur fécond, mais il aura atteint à l’universalité en incarnant, comme le souligne la psychiatre Rita Soulahian- Kuyumjian, les deux composantes de la psyché arménienne : la souffrance et l’art.
BIO EXPRESS
1869
Naissance à Kütahya,
dans l’ouest de l’Empire
ottoman
1881
Intègre le séminaire de la
cathédrale d’Etchmiadzin,
en Arménie
1899
Obtient son doctorat
en musicologie à Berlin
1906
Tournée de conférences
et concerts en Europe
1915
Déporté avec plusieurs
centaines d’intellectuels
1933
Publication de sa Messe
arménienne
1935
Meurt, le 22 octobre,
à l’hôpital de Villejuif