Sous la baguette de Holliger, Schoenberg et Webern dansent au bord de l’abîme. Un art d’orfèvre !

Presque une décennie, c’est le temps que le discret compositeur et chef d’orchestre suisse Heinz Holliger, 83 ans, a tenu à s’octroyer depuis son premier album consacré à Schoenberg (Nuit transfigurée, Symphonie de chambre n° 2) et Webern (Langsamer Satz) avec ce même Orchestre de chambre de Lausanne (Zig-Zag Territoires, 2013, CHOC de Classica). À l’évidence, voilà un artiste qui a toujours préféré l’ascèse à la boulimie, qui n’aura jamais cherché à multiplier ses contrats ad nauseam. Bel exemple de musicien à contre-courant des tendances consuméristes, de la prééminence de la quantité sur la qualité. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la minutie et le travail en profondeur sautent aux oreilles dès les premières secondes de la Symphonie de chambre n° 1, où Holliger déjoue toutes les chausse-trappes d’une partition bien plus périlleuse qu’il n’y paraît.

Avec une trajectoire dramatique d’un seul tenant, un climat tendu jusqu’à l’exacerbation, les découpes de plans instrumentaux balisent parfaitement le terrain, renforcées par une trépidation rythmique constante (ces triolets si moteurs), et des transitions idéalement souples, qui ne contredisent en rien une véritable radiographie sonore.

Chaque motif s’intègre à la grande arche avec des nuances conférant une grande expressivité à l’ensemble, à l’aide aussi d’un tempo moins pressé que celui de Boulez (Sony Classical, 1980) ou Gielen (SWR, 1974) mais moins dilaté que chez Horenstein (Vox, 1957). Grâce à un travail de fond sur le vibrato (droit dans les accords de tension, naturel dans les résolutions), chaque pizzicato d’accompagnement, chaque voix secondaire serpente avec la conscience de sa moindre importance mélodique. Au niveau instrumental, on a peut-être connu cordes plus ductiles, mais le ton un peu âpre (les cors bouchés, parfaits) de l’Orchestre de chambre de Lausanne fascine et assume l’ardeur de son tempérament, qui irradie au travers des quinze instruments. Les silences de ce chef-d’œuvre chambriste n’ont en outre jamais été aussi habités, et sa quatrième section, Viel langsamer, aussi riche de climats contrastés, ambigus, ô combien sécessionnistes, à mi-chemin du désir et de la pulsion de mort.

On découvre tout aussi ébahi l’orchestration par le chef des Six petites pièces pour piano op. 19, bréviaire de la modernité qui jette un pont vers l’élève, le disciple à la musique si raréfiée. Le ton aphoristique de la Symphonie, op. 21 de Webern est d’ailleurs parfaitement rendu par un cheminement limpide dans les dédales dodécaphoniques, le moindre son ciselé avec un art d’orfèvre. Et quel tour de force de donner le sentiment que la musique chante par-delà ses intervalles anti-mélodiques, dans une pureté de cristal ! Le bénéfice de diriger l’œuvre en compositeur sans doute, et une fascinante plongée dans un langage d’un raffinement inouï. Quant aux Mouvements, op. 5, habillage pour orchestre à cordes, chaque pièce envisagée comme un monde à part entière, bien isolée par du silence, Holliger les fait presque danser, comme de la musique viennoise déglinguée, écho d’un monde au bord de l’abîme, qui s’apprête à se jeter sans garde-fou dans la Grande Guerre.