Chez cet écorché vif, un romantisme ardent et une fascination pour l’étrange et le surnaturel coexistent avec un humour corrosif, ce qui le rapproche de l’écrivain américain qui lui inspira quelques chefs-d’œuvre. Visions ténébreuses, légendes celtiques et échos débridés de fête populaire sont servis par une orchestration éblouissante et une harmonie inventive et colorée.
Connaissant avant 1914 la gloire précoce d’une étoile montante de la musique anglaise (avec un timbre-poste à son effigie), ses œuvres dirigées par les plus grands chefs de l’époque (Bantock, Beecham, Nikisch, Pierné, Weingartner, Wood…), Holbrooke tomba dans l’oubli durant l’entre-deux guerres. Il mourut dans la solitude et sans grandes ressources, et sa mort fut occultée par celle de Vaughan Williams, trois semaines plus tard – entrave durable à un éventuel revival, les anniversaires étant aujourd’hui le préalable à toute redécouverte. Contrairement aux autres « grands romantiques » de la renaissance musicale anglaise du début du xxe siècle (Bax, Ireland, Bridge, Bantock), dont il est le plus original, il n’a que modestement bénéficié du retour en faveur de cette période, même si, grâce au disque, s’amorce un regain d’intérêt. En effet, son tempérament entier, ombrageux et enclin à la provocation lui valut des haines durables et l’ostracisme de l’establishment. Enfin, en butte au « mauvais œil », il se range, aux côtés de son idole Poe, au nombre des artistes maudits, le sort s’acharnant même au-delà de la mort, au travers des ragots défavorables colportés par des musicographes n’ayant jamais lu ni entendu une note de sa musique (un cas voisin de celui de Meyerbeer).

Crédit photo : SDP

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Né à Croydon, étape d’une tournée de ses parents, musiciens ambulants de music-hall, il reçoit sa première formation de son père, solide musicien, mais sévère et rigide, lui aussi prénommé Joseph (pour éviter toute confusion, il adoptera par la suite l’orthographe allemande : Josef). Cette formation de pianiste et arrangeur sur le tas, qui lui vaut une connaissance pratique des instruments, est complétée par trois ans d’études à la Royal Academy of Music (1893-1896). Très brillant, il glane tous les lauriers (piano, composition, direction d’orchestre) avant de reprendre les tournées de music-hall,: l’une d’elles le mène en Écosse ; l’organisateur faussant compagnie avec la recette, Joseph rentre sans le sou à Londres et s’installe en banlieue pour donner des cours. Le succès triomphal de son poème orchestral The Raven, le 3 mars 1900, sous la direction d’August Manns, aux célèbres concerts du Crystal Palace, lui ouvre les chemins de la gloire.
Commandes et créations se succèdent à une cadence accélérée, alimentées par une prodigieuse fécondité. Variations sur l’air populaire Three Blind Mice, poèmes orchestraux avec chœurs (Queen Mab, Byron, The Bells) ou sans (The Viking, Ulalume), scène dramatique pour baryton et orchestre Marino Faliero, suite symphonique Les Hommages (aux quatre idoles : Tchaïkovski, Grieg, Dvorák et Wagner) : autant d’œuvres importantes créées et reprises entre 1900 et 1905 aux Proms, dans les festivals de Leeds, Birmingham, Bristol, et dans les grandes stations balnéaires (Brighton, Bournemouth), sous la direction de célébrités acquises au compositeur (Henry Wood, Dan Godfrey, Bantock).
La trilogie galloise
Ces succès attirent l’attention du poète Herbert Trench, qui lui commande un commentaire musical de son poème sur l’éternité Apollo and the Seaman. La monumentale « symphonie illustrée » qui en résulte, créée par Beecham au Queen’s Hall, donne lieu à une audacieuse expérience multimédia : l’orchestre joue derrière un vaste écran sur lequel sont projetés textes et illustrations en rapport avec la musique ; un malencontreux décalage par rapport à l’orchestre alimente la verve impitoyable des commentateurs…
D’une symphonie illustrée à l’opéra, il n’y avait qu’un pas : un mécène et écrivain en vue, Lord Howard de Walden (T.E. Ellis en littérature), auteur de trois pièces issues des légendes galloises, demande à Holbrooke de les mettre en musique. Il en résultera une trilogie, The Cauldron of Annwn, composée de trois drames lyriques : The Children of Don (1911), Dylan, Son of the Wave (1910) et Bronwen (1920). Arthur Nikisch assure la création du premier volet (1912), Beecham celle de Dylan (1914) ; Don sera donné à Vienne (Volksoper, Weingartner) et à Salzbourg (Ludwig Kaiser) en 1923 ; Bronwen sera créé en 1929 à Huddersfield par la compagnie Carl Rosa.
L’épopée celtique s’y trouve magnifiée de somptueuses enluminures orchestrales que Richard Strauss n’aurait pas reniées. Cette colossale trilogie est l’œuvre lyrique anglaise la plus importante avant les opéras de Britten ; les moyens considérables qu’elle réclame (dont un orchestre titanesque) constituent l’obstacle jusqu’ici dissuasif à sa reprise. Le rôle imparti aux oiseaux de mer donne lieu à la première musique de film lors de la création de Dylan : la projection sur un écran au fond de la scène de vols d’oiseaux filmés dans les Hébrides pour illustrer certaines des marines sonores les plus évocatrices de toute l’histoire de la musique.
La Trilogie est aussi un filon dans lequel puiser des adaptations symphoniques : monumental Dylan Prelude (25’), poèmes orchestraux (The Birds of Rhiannon et The Wild Fowl). Un autre poème celtique d’Ellis est à l’origine du Concerto pour piano n° 1, The Song of Gwyn ap Nudd (1908), originale synthèse du poème symphonique et de la forme sonate, page d’un lyrisme sombre et héroïque comparable à Rachmaninov.
Edgar Poe, frère d’art
Ce concerto montre que l’inspiration n’était jamais si facile que lorsqu’elle était stimulée par un texte littéraire. La musique est modelée sur le texte : des citations servent de points de repère aux principales articulations du discours musical. Pour ce type de composition imbriquée avec le texte (reproduit en tête de la partition), Holbrooke crée un genre nouveau: le poème orchestral. The Raven (d’après Edgar Allan Poe) et The Viking (Longfellow, 1902) en sont les prototypes, dans un style déjà très personnel évoquant Wagner, Tchaïkovski et même Dukas. Poe lui inspire avec Ulalume (1903) un chef d’œuvre absolu en matière d’équilibre, de concision, de richesse orchestrale (Holbrooke s’y montre, avant Bax, le meilleur orchestrateur anglais) et d’adéquation de la musique au texte.
Parfois, le texte, confié aux chœurs, s’intègre à la partition, comme dans Queen Mab (Shakespeare, 1902), The Bells (Poe, 1903) ou Byron (Keats, 1904). S’amorce ainsi une série d’œuvres inspirées de Poe. Holbrooke trouve d’instinct l’équivalent sonore à l’univers sombre, fantasque et tourmenté du poète. Ce n’est pas un hasard. Ils partagent une même inclination pour le bizarre et l’étrange, jointe à un sens aigu de la construction et du développement logique, ainsi qu’à une instinctive concision. Chez eux, l’impulsion romantique exacerbée jusqu’à la morbidité cohabite avec un humour sardonique, grinçant, aux limites de la caricature.
Chacun d’eux trempe sa plume dans le vitriol lorsqu’il s’agit de démolir un adversaire : leurs pamphlets leur valent des haines tenaces. Enfin, ils ont tendance à s’apitoyer sur leur sort et à se poser en victimes du genre humain. Holbrooke et Poe sont deux frères en art. Poèmes orchestraux avec ou sans chœurs, concertos, musique de chambre ou pour piano ne constituent pas moins de trente-cinq compositions suscitées par son alter ego : sa « Poeana ». Le « mauvais œil » dont ils sont tous deux victimes pourchasse le musicien jusque dans son culte pour l’écrivain : en 1915, parti en voyage sur les traces de Poe, il se fait renverser par une voiture à son arrivée à Chicago…
Échos du Musical-Hall expériences d’avant-garde
L’humour qui le rapproche de Poe se nourrit de l’expérience du music-hall : le Quintette avec clarinette Ligeia ou le Sextuor à cordes Al Aaraaf adoptent en leur finale endiablé des accents de café-concert. Holbrooke a grandi dans cette ambiance et elle imprègne sa musique au même titre que, chez Mahler, les fanfares militaires de son enfance. En cela il anticipe sur Poulenc de plus de vingt ans. Il donne libre cours à ce penchant après 1920, écrit des foxtrots (« pour pétrifier les critiques »), s’intéresse au jazz et à des instruments emblématiques
de la variété (concertina, saxophone), au folklore urbain (chanson de matelot du finale de la Symphonie n° 3, « Ships »).
Parallèlement, l’écriture se radicalise (dissonances, rythmes et harmonies exotiques) et préfigure parfois Messiaen : Concerto pour piano n° 2 réunissant Javanese Dance, Singhalese Dance et Burmese Dance sous le titre L’Orient, Sonate-fantaisie pour piano n° 2 Destiny, Sonate orientale pour piano et violon… Et l’on ne sait plus si les Four Futurist Dances ou les animaux fantastiques de Bogey Beasts (deux suites pour piano) sont une parodie de Schoenberg ou d’authentiques expériences d’avant-garde… Une telle fécondité n’empêche pas ce patriote en musique de se dévouer aux œuvres anglaises en organisant des concerts de musique de chambre (1903-1935).
Au purgatoire
Malgré l’aide généreuse de Lord Howard de Walden et l’indéfectible soutien de Bantock, Holbrooke s’efface de la scène musicale. Mal dans sa peau, aigri et agressif, il agace et est mis au ban de l’establishment. La série noire se poursuit : il devient sourd, et son cottage près de Harlech au pays de Galles brûle avec nombre de manuscrits. Début 1946, lors de deux concerts financés par de Walden, le London Symphony Orchestra joue ses œuvres devant une salle presque vide. Après la disparition de de Walden et de Bantock la même année, en dehors de quelques interprétations de Ulalume par Beecham, l’oubli s’installe et se prolonge au-delà de la mort, malgré les efforts de son fils Gwydion Brooke, célèbre bassoniste.
Grâce au disque, sa personnalité complexe commence enfin à se révéler l’une des plus originales de la musique anglaise. En dehors de Bax, aucun de ses compatriotes n’a manié l’orchestre avec une telle virtuosité (en témoignent les variations Auld Lang Syne ou la symphonie « Ships »). Épopée celtique, visions ténébreuses de Poe ou exubérance volubile du music-hall vont droit au cœur, car sa musique procède d’une irrésistible nécessité intérieure. Ses ardentes aspirations trouvent en ses meilleurs moments des accents scriabiniens, son romantisme sans complexe et ses sublimes mélodies en faisant une réplique moderne de Tchaïkovski, avec toute la luxuriance et les hardiesses d’écriture de son temps : une alternative bienvenue au pastoralisme opiniâtre de Vaughan Williams et de ses émules…