Le ténor allemand et le baryton français aiment à mêler leurs voix et, dans ces lignes, d’une façon toute particulière puisqu’ils se font l’écho de l’angoisse qui hante leur profession. Ils s’interrogent sur le caractère inéluctable de la fermeture des lieux culturels et sur ses conséquences à long terme.
Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier réunis en plein confinement. Ce rêve de tout directeur de théâtre est un luxe inouï pour un journal musical. Entre les deux artistes, le courant a passé dès le fameux Werther de Paris, en 2010. L’affinité vocale et l’amitié se sont consolidées autour de Don Carlos (Paris, Munich) et La Force du destin (Munich, Londres). C’est la raison de leur participation à cette drôle d’interview entre Paris, Hambourg et l’Alsace. Certes, l’un sort un CD consacré à Verdi chez Sony et l’autre un double album de Noël sous la même étiquette, mais aucun mot de promotion ne sera prononcé. C’est qu’ils en ont gros sur la patate. Mon idée d’entretien en forme d’abécédaire est accueillie avec autant d’enthousiasme qu’un verre de champagne sur le pont du Titanic.

Je lance : « A comme Art ». Ce sera la seule lettre (recommandable) qui donnera lieu à un accusé de réception. Les autres resteront chez l’expéditeur. L’heure est trop grave et l’inquiétude trop vive. Ludovic Tézier a pris l’initiative d’une tribune adressée à Emmanuel Macron pour l’alerter sur la situation des artistes. Jonas Kaufmann est sur la même longueur d’onde. Neuf mois plus tard, après un fol espoir, le Premier ministre vient d’annoncer que les théâtres ne rouvriront pas pour Noël. La situation est similaire en Allemagne. Alors A comme Angoisse, B comme Bronca, C comme Catastrophe… Même Mozart en a avalé son alphabet.
A comme Art
L.T.: Je demande un joker. À moins que la question soit: est-ce que l’art est vivant ou est-ce qu’il va finir au musée dans des cartons ? Il aura suffi d’un seul virus pour mettre en danger tout un modèle économique, mais la situation sanitaire qui nous est imposée risque de faire des dégâts bien plus profonds dans le monde de la culture. Que va-t-il rester après la tempête ? C’est la grande question et je ne
suis pas optimiste.
J.K.: En Allemagne, les choses se sont passées un peu différemment. Actuellement, seuls les restaurants et les lieux de culture demeurent fermés. Pour éviter le marasme économique, les boutiques sont restées ouvertes, mais on a du mal à comprendre la logique des restrictions qui nous frappent. D’autant que les résultats ne sont guère encourageants. L’idée qui apparaît derrière les décisions prises, c’est que la culture n’est pas nécessaire à la vie humaine. Pour le monde de l’art, cette situation coupée de toute réalité sensible apparaît d’une grande brutalité.
L.T.: C’est d’autant plus frappant en Allemagne où la culture fait partie de la vie. On sent bien que quelque chose de fondamental est sacrifié. Or, quand ça va mal, que nous reste-t-il ? L’humain ! Et c’est justement ce dont on est privés à travers la fermeture des théâtres et des restaurants. C’est d’autant plus rageant que des mesures exceptionnelles ont été prises par toute la profession. Le port du masque, les distances, les gestes barrières… On a l’impression que les meilleurs élèves de la classe sont punis. Jonas ne le dira pas lui-même, par pudeur, mais il s’est fait tester tous les jours. Celui qui a vingt sur vingt serait mis au piquet ? Ce n’est pas normal. On nous dit que les opéras sont des clusters, mais ce n’est pas vrai. C’est dans les transports, les supermarchés et les pompes à essence que le virus est le plus actif. Alors de qui se moque-t-on ?
J.K.: Ludo et moi, nous faisons partie d’un très petit nombre de privilégiés qui peut encore enregistrer des disques ou se produire de temps à autre sans public. Mais 99 % de notre profession ont perdu tous leurs contrats et n’ont pas la possibilité d’exister encore un peu. J’ai des amis qui sont dans des situations dramatiques. Certains se sentent très seuls. Les décisions prises créent des catastrophes humaines sans provoquer de scandale vu que tout le monde reste chez soi.
Pardon de modérer votre ressentiment, mais il y a des morts. Des soignants à bout de souffle. C’est une situation inédite, personne ne détient la solution miracle et il doit être bien difficile de prendre des décisions quand on s’appelle Merkel ou Macron.
L.T.: Voilà pourquoi je ne me présenterai pas aux prochaines élections! Cela est exact, mais si l’on applique docilement des mesures qui nous semblent injustes ou pour le moins contestables, il nous est encore permis d’ouvrir la bouche. J’entends dire que la population espère fêter Noël en famille. C’est bien naturel, mais c’est un sacré luxe car je connais beaucoup d’artistes qui n’ont pas du tout envie de fêter quoi que ce soit et qui n’auront pas un sou pour se payer un gueuleton. On parle là de gens qui sont au bord du précipice. Je vous assure que je n’ai pas été élevé dans la sentimentalité complaisante et qu’il m’en faut beaucoup pour pleurer, mais en ce moment j’ai du mal à retenir mes larmes.
Il est vrai que le terme de « non essentiel » était sans doute maladroit.
J.K.: Maladroit et faux parce que l’on sait bien que plus la situation est dramatique, angoissante, et plus il est essentiel de se distraire pour échapper à la réalité. C’est d’autant plus absurde que les crises sont toujours l’occasion d’une créativité artistique redoublée. Au printemps, tout a été annulé et ça repart cet hiver alors que le public a besoin de nous.
Justement. Certains artistes ont continué à exercer leur métier autrement. Des crèches ont engagé des musiciens et des acteurs par exemple. Sans parler de l’explosion de créativité sur les réseaux sociaux.
L.T.: Je ne peux que souscrire à ces actions, car s’occuper d’enfants est un honneur. Jonas et moi travaillons dans des centres de création et de diffusion qui exigent une très haute qualité et qui sont une nourriture essentielle à ceux qui viennent nous entendre. Imagine-t-on que toutes les télévisions ne diffusent plus rien pendant plusieurs mois ? C’est exactement ce qui se passe pour les amoureux de l’art. Que l’on supprime ce qui est dangereux, mais que l’on ne s’en prenne pas à l’esprit.
J.K.: Il faut bien comprendre ce que ça représente de commencer une nouvelle production avec ce que ça comporte de travail, de doute, d’énergie, de temps, de voyage. Loin de chez soi, tendu vers un but unique, trouvant la force nécessaire pour créer quelque chose d’extraordinaire, et puis, le jour de la première, rien, tout est annulé. C’est très dur à vivre. Je dois venir à Paris pour participer à une nouvelle production d’Aïda et j’ai très peur que ce soit annulé. Mais au-delà de mon cas personnel, je crains que cette crise éloigne les jeunes de l’opéra. Qui va vouloir consentir à d’énormes sacrifices pour exercer un métier avec le risque de disparaître de la circulation ? Je suis inquiet pour le renouvellement des artistes dans le futur. Cette fuite probable des talents vers d’autres secteurs, je la vis comme une véritable tragédie.
Malgré « les craintes et les alarmes », ce repos forcé vous a-t-il été bénéfique d’une certaine manière ? Qu’en retirez-vous de positif ?
J.K.: À quelque chose malheur est bon. De toute ma vie, je n’ai jamais passé autant de temps avec ma mot fraternité. Et puis j’ai découvert la liberté d’action et la spontanéité qu’offre un agenda vide. C’est ainsi que j’ai pu répondre présent pour un Cavalleria rusticana avec Elina Garanca à l’Opéra de Naples qui avait lieu trente-six heures plus tard. Chose impensable avec un planning rempli plusieurs années à l’avance. De manière plus générale, je pense que ça va changer beaucoup de valeurs et de priorités. En premier lieu: le temps. Prendre le temps de vivre au lieu de toujours se dire : « Non, je dois chanter demain. » Et puis devenir plus raisonnable avec les voyages. Est-il vraiment nécessaire d’aller partout ? Je n’en suis plus si sûr.
L.T.: Je ne suis pas fan de courir les Caraïbes, et le Provençal que je suis trouve très intéressant de traverser le Rhin pour se frotter à une culture différente. J’ajoute que la Bavière est un paradis pour les amoureux de nature. Pour moi, l’essentiel (après ma femme et mes enfants), c’est de pratiquer la musique. Mais il y a aussi un aspect compétitif dans mon métier et j’ai l’impression d’être au milieu du Paris-Roubaix avec un pneu crevé. Comme Jonas, je suis inquiet sur l’avenir du métier. La forza del destino, ce n’est pas que des têtes d’affiche. C’est aussi des petits rôles tenus par des gens brillantissimes qui sont essentiels à l’opéra et qui risquent gros.
Cette pandémie voit aussi beaucoup de masques tomber. Comme dans les guerres, certains se révèlent être des héros, d’autres des profiteurs. Non ?
J.K.: Ce n’est pas tout à fait comme la guerre. La guerre, c’est bien plus terrible. Nous appartenons à une génération qui ne l’a pas connue, un luxe considérable dont nous n’avons pas assez conscience. Cette crise est un choc énorme pour le monde entier, mais attention aux comparaisons. Je suis plutôt optimiste et j’ai l’impression que j’ai changé. Je suis devenu une personne plus politique. D’un naturel timide, je me sens plus engagé. Pas uniquement dans un sens positif.
L.T.: C’est vrai que cette situation a révélé des comportements nouveaux, une angoisse, une défiance aussi (des regards de travers dans la rue), mais aussi des solidarités. Moi je suis un râleur et je ne me suis pas arrêté de râler, parce que ça me fait du bien. Certains se sont conduits comme des saints. Avec un courage et une abnégation extraordinaires. Il y a aussi des généreux qui s’enferment, d’autres qui sont dans le déni. Chacun réagit comme il peut. Mais nous restons un peuple avec un certain niveau d’éducation, pas des zombies décérébrés.
Dans cette crise, il me semble reconnaître deux groupes : les croyants et les non croyants. N’est-on pas injuste quand on reproche au gouvernement de tâtonner publiquement avec un souci de transparence ?
L.T.: La transparence a ses limites. Il faut aussi une petite dose de manipulation, c’est-à-dire de talent. L’essentiel, c’est que le spectacle soit bon et qu’il continue. Les Français ne sont pas idiots, ils savent faire la part des choses. J’ai trouvé certains propos assez humiliants et l’on n’obtient rien en rabaissant les gens. Fermer les théâtres est insupportable. J’ai une femme qui est artiste et qui a eu une maladie très grave. Bien qu’affaiblie par un traitement lourd, elle a continué à aller aux concerts. C’était dangereux, mais elle a pris ce risque. S’empêcher de vivre n’est pas une manière de vivre. On se lave les mains dix fois par heure, mais qu’on nous laisse décider de notre vie par nous-mêmes. Je sais que ce n’est pas facile. En tant que parent, je connais bien ce sentiment de vouloir surprotéger ses enfants de peur qu’il leur arrive quelque chose. Il faut savoir lâcher du lest. Ce qui est sûr, c’est que je me garderai bien de souhaiter une bonne année à qui que ce soit. Par décence. Je suis un chanteur d’opéra, donc un peu vieux jeu et conservateur. Je suis attaché à une manière de vivre qui n’est pas sans défauts. Je pense à tous ces jeunes qui sont privés de légèreté et qui n’auront pas vécu la jeunesse de dingue que nous avons eue. Et puis je suis inquiet. Pour chanter Otello, il faut être heureux. Quand on est malheureux, on ne chante plus ! Malgré mes trente ans de carrière, j’ai tremblé de remonter sur scène en Scarpia. J’ai eu peur d’avoir perdu tous mes appuis. Alors pardon si je me trompe et si je dis des bêtises, mais ma souffrance est réelle.
J.K.: Il y a beaucoup de beaux théâtres en France. Pourquoi pas Marseille, la ville natale de Ludovic ? Ou Monte-Carlo, où je n’ai pas encore chanté.
Quels projets d’opéra pourriez-vous faire avec Jonas ? Et dans quel théâtre en France ?
L.T.: L’Opéra de Paris reste un rêve de gosse, Toulouse et Marseille représentant mes théâtres de cœur. Garnier pour l’histoire, la salle et Bastille pour l’équipe. Quel projet? Ce qu’il veut. Pourquoi pas le répertoire allemand? J’avais un grand-père d’adoption qui allait à l’Opéra Garnier durant l’Occupation, car c’était le seul endroit où l’on ne lui demandait pas ses papiers. Comme Jonas m’a dit que sa famille avait souffert à la fin de la guerre, ce serait un joli pied de nez. Allez, rêvons carrément : La Walkyrie au palais Garnier avec Jonas en Siegmund.
Quel est le secret d’une bonne entente avec un partenaire ?
J.K.: S’il y a un secret, c’est le respect mutuel. Et donc pas de jalousie: vous êtes heureux si l’autre réussit. Ce n’est pas un état de compétition, mais d’inspiration mutuelle.
L.T.: Pour moi, c’est l’admiration de la voix, du chant de l’autre. Quand la musicalité le dispute à la beauté du timbre et à l’engagement scénique, c’est un bonheur de pouvoir échanger des balles. C’est ce qui s’est passé avec Cassandre [la soprano Cassandre Berthon] avant que nous passions devant monsieur le maire. Le scoop n’est pas que je vais épouser Jonas, mais c’est l’amour qui nous fait vibrer sur scène et avec le public. Les duos de Forza [La Force du destin], c’est comme disputer la finale de Roland-Garros. En plus, Jonas est un excellent camarade. Il peut se montrer tempétueux avec un metteur en scène comme savent le faire les Allemands. Ce qui ne l’empêche pas d’exploser de rire comme nous l’avons fait spontanément après Forza à Munich, dès que le rideau est tombé, pour libérer la tension. On donne tout dans ces moments-là. Si l’on reste sur la défensive avec Verdi, ça ne marche pas, ce n’est pas fait pour ça.
Quel est votre meilleur souvenir sur scène avec Ludovic ? Avez-vous en mémoire un moment particulièrement magique ?
J.K.: Il y a eu beaucoup de ces instants avec Ludovic sur scène, tant à l’opéra qu’en concert, en particulier dans nos performances successives de Forza. Mais son Gérard dans Andrea Chénier de Giordano reste l’un de ces grands moments que je garde en mémoire.
L.T.: J’ai adoré Forza. Le taux vibratoire montait sans cesse, comme on dit. En plus, il y avait le plaisir de retrouver un vrai copain pour vivre une aventure magique avec Verdi. Et quand on sent l’attente du public, on met la barre encore plus haut. C’est la fête. Un grand partenaire, c’est celui qui te force à sortir de toi, à aller toujours plus loin.
Et pour conclure ?
L.T.: Je reviens de Monte-Carlo où nous avons chanté Thaïs. C’était un risque assumé. On se faisait triturer le cerveau avec un coton-tige chaque jour, mais au moins on ne restait pas les deux pieds dans le même sabot. J’aime la vie et je ne peux pas y renoncer. Même si l’on se protège de tout, on va prendre le mauvais Caddie et se gratter l’œil après. Alors ! À Monaco, j’ai assisté à un récital de Javier Camarena, c’était de la folie ! Il a offert quinze bis, il s’est donné comme jamais. Nous sommes des artistes, pas des oisillons dans un nid! Pendant les répétitions de La Traviata à Paris, j’ai vu des techniciens qui avaient la larme à l’œil de reprendre. Nous avons fait une belle générale et puis terminé : frappés d’une balle en pleine tête. J’attends avec impatience les répétitions d’Aïda, mais on est sûrs de rien. Pour terminer l’abécédaire : Z comme « Zut alors ! »
Propos recueillis par Olivier Bellamy