Rencontre détonante au Festival de Salzbourg entre deux œuvres du XXe siècle qui interroge sur la créativité de l’époque, diverse et contrastée. Un choix explosif, comme pour exacerber l’art de Teodor Currentzis à renouveler l’écoute, et celui de Roméo Castelluci à faire regarder autrement.
C’est Markus Hinterhauser qui a eu l’idée d’associer l’unique opéra de Bartok, écrit en 1911, créé en 1919 et le dernier de Carl Orff, créé à Salzbourg en 1973 sous la baguette de Karajan. Tous deux sont des parcours initiatiques, des espaces mentaux, traversés par la recherche d’un absolu, la connaissance de l’autre pour Judith et son époux, l’achèvement de l‘inquiétude et des questions, pour le Monde attendant sa fin.
Pourtant, les deux œuvres ne sont pas du même niveau. Le Château de Barbe-Bleue est un vrai chef-d’œuvre, mystérieux et subtil, inscrit au répertoire de toutes les scènes lyriques mondiales, et toujours aussi fascinant. Le parcours de De temporum fine comoedia, resté très confidentiel, dit bien qu’il est loin d’en être un, car il ressasse jusqu’à l’extrême la répétitivité du compositeur – minimaliste avant l’heure des Américains – mais obsessionnel dans la fixité d’une écriture où l’effet de masse l’emporte sur toute subtilité. Orchestre énorme, sous la domination d’un ensemble de percussions (près d’une centaine d’instruments et une trentaine de percussionnistes) assourdissant, hurlements des solistes formant les groupes des Sibylles ou des Anachorètes, jusqu’à l’éructation, chœurs triples, certes différenciés, mais eux aussi traités en blocs sonores assourdissants, pour nous expliquer finalement que la fin du monde sera apaisement. C’est d’ailleurs ce finale qui est la plus belle partie d’une œuvre rendue trop longue ici par l’ajout de murmures, bruissements, silences qui n’apportent rien, sauf des respirations partielles pour l’oreille ? Aucune théâtralité dans ce récit, hors celle ajoutée par le metteur en scène, alors qu’elle existe bien par exemple dans les opéras grecs, comme dans la fascinante Antigonae de 1949 (servie par le chant habité d’une Goltz, une Mödl, une Bork, voix expressionnistes, introuvables aujourd’hui).

Présent à la création, on avait été subjugué par le magnifique spectacle d’August Everding, par une distribution majuscule (Tomowa-Sintow, Ludwig, Greindl), par la puissance des rythmes, des tournoiements sonores, du chant scandé. Le disque publié plus tard avait refroidi ces ardeurs, face à un maniérisme certain et trop uniforme. La question était donc aujourd’hui : comment recevons-nous encore cette musique « contemporaine » que nous dit-elle ? La réponse, hors même le débat loin d’être clos sur les compromissions du compositeur bavarois avec le régime nazi, est l’ennui : on est resté cette fois réfractaire à cet excès de masse, difficilement supportable, malgré les moyens déployés par le Festival.

Car il est évident que Teodor Currentzis s’est trouvé aussi à l’aise dans les moires de Bartók, jouant de toute sa formidable sensibilité, entre murmures et éclats, de son dramatisme tendu, entre questionnement et éblouissement, (les chatoiements de la nuit) que dans les excès de Orff dont il offre une traduction monumentale, propre à écraser d’un son péremptoire le public de la Felsenreitschule. On admire le travail de l’Orchestre des Jeunes Gustav Mahler, sensationnel de pâte sonore dans les deux cas, la musicalité, l’impact et la capacité des Chœurs (musicAeterna, Bachchoir Salzburg, et Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor) à se plier au théâtre complexe de Romeo Castelluci. On admire aussi une Nadezhda Pavlova à mener les Sibylles, une Ausrine Stundyte à revenir après le Bartók pour les très courtes phrases de l’alto solo ; mais c’est chez lui que les solistes nous parlent vraiment. Mika Kares est un Duc somptueux, voix profonde, pliant son timbre chaud à l’inquiétude, à la souffrance, à l’éblouissement final. Stundyte est une Judith ensorcelante de timbre, passionnante dans sa façon de conduire par la richesse infinie de ses couleurs, de ses nuances, et la puissance expressive d’une voix imposante, son parcours vers l’anéantissement dans la connaissance.
Comme toujours, Castellucci, propose un spectacle très personnel, impénétrable, esthétique en diable, et très psychologique. Pour le Château, les pleurs d’un bébé, juste après le Prologue, disent la perte dont souffre un couple que la crise défait et reconstruit à la fois. Pas de portes bien entendu, pas de symboles, rideau noir masquant les arcades, plan d’eau tout aussi noir, flambeaux dessinant des lettres, des signes mystérieux, les images sont somptueuses, vivantes, et les rapports du couple, elle liane irréductible, lui quasi figé, captent le regard tout autant. De leur mystère, on ne saura rien de plus au finale, hors l’intensité du lien qui les soude. Mais on aura une fois de plus été saisi, l’œuvre magnifiant l’illustration.
Pour Orff, œuvre chorale, le travail est tout aussi fascinant, car il porte cette fois sur des groupes, et le travail de cohésion, de matérialisation des ensembles de corps, comme sculptures vivantes, est fabuleusement construit, chorégraphié. Les images sont tout aussi fortes, à commencer par celles de la géométrie des Sibylles, de la résurrection des squelettes crevant un sol de marbre blanc et gris, ou du pardon de Lucifer, prononçant les mots : Pater Peccavi tout en se débarrassant de ses manteaux noir et gris pour paraître enfin dans le blanc du pardon. Mais aussi beau que ce soit, cela ne sauve pas l’œuvre, qui malgré son message de rédemption universelle, ne laisse plus l’envie de la réentendre .
Soirée déséquilibrée, certes, tant Bartók domine le jeu, mais passionnante assurément.
Salzbourg, Felsenreitschule, le 20 août.