©M. Ribes/A. Vo Van Tao – Virgin Classics

« Je ne sais pas. » Cet homme qui savait tout sur tout, sans jamais le montrer, se cachait derrière cet aveu troublant qui dénotait rigueur intellectuelle, pudeur et volonté de ne pas blesser. À l’heure où personne ne résiste à l’envie de donner son avis sur toute chose, il gardait le goût du verbe rare et des mots exacts. En public comme en privé, il s’efforçait d’être le plus juste possible, obligeant son prodigieux cerveau à utiliser les outils les plus simples, guidant sa pensée complexe vers les chemins de la parole vraie.

Cet être seul était très entouré. Tout le monde l’adorait. Collègues, mélomanes, garçons de café, chauffeurs de taxi, femmes de ménage, il avait pour chacun d’eux des attentions de prince qui dévoilaient son grand cœur. La musique était une compagne tellement exigeante qu’il avait besoin de passer des heures au téléphone pour échanger des blagues enfantines avec ses amis. Alors il oubliait le poids écrasant de ses responsabilités et un rire énorme secouait son corps d’ours des Carpates.

Ce musicien immense était rongé de peurs, de scrupules et de délicatesses. Dans la rue, il se retournait fréquemment comme s’il craignait d’avoir perdu son ombre.

Et s’il y avait trois pharmacies sur son chemin, il s’arrêtait trois fois, car il aimait les officines à peu près autant que les librairies ou les petits bistrots de quartier. Il était lent à se mouvoir, lent à décider, lent à répondre aux sollicitations, mais au piano les octaves déferlaient à la vitesse de l’éclair.

Cet artiste criblé de maladies qu’on pensait bénignes souffrait d’un mal mystérieux qui n’entravait jamais son professionnalisme, mais qui consumait son existence à petit feu. Il se contentait de dire : « Ça ne va pas du tout » et l’on riait comme d’une bonne blague récurrente parce qu’on était loin d’imaginer qu’un artiste qui jouait Bach, Beethoven ou Rachmaninov avec autant d’impériale grandeur pût souffrir d’affections autres qu’imaginaires. Il n’en voulait jamais aux rieurs et devait peut-être se dire que, s’il suscitait tant de gaieté, ce n’était donc pas si grave.

Nicholas Angelich jouait tout à la perfection. Sa sonorité était l’une des merveilles de la nature. Reconnaissable comme la voix d’un Falcon à l’âge d’or du chant, à la fois dense et transparente, souple et inflexible, ronde et tranchante, puissante et légère, colorée et pure.

Il me faisait parfois penser à ce condamné à mort dans La Ligne verte, géant capable de soulager les douleurs de ses semblables au prix d’intenses souffrances.

Au terme d’un calvaire enduré avec courage, il est parti paisiblement, le lendemain de Pâques, non sans avoir ému les soignants les plus aguerris ou permis à un personnel héroïque, émerveillé par la gentillesse d’un patient si modeste, de découvrir les beautés de son art. Portant le nom d’un envoyé du ciel, Nicholas aura illuminé ce monde sans jamais faire de mal à personne. Plus que jamais la musique est sœur de la poésie et fille du chagrin.