Le ténor Kurt Equiluz, inoubliable interprète de Bach, diseur d’exception, s’est éteint. 

Les yeux droit dans la caméra, Kurt Equiluz (1929-2022) tout au long d’une légendaire Passion selon saint Jean avec le compagnon de toujours, Nikolaus Harnoncourt, inflige à qui le regarde et l’entend la flagellation, la couronne d’épines, le transport de la croix, les clous, la lance, l’éponge de vinaigre, et soudain l’engloutit dans l’orage et les tremblements de terre. Puis la voix se fait aérienne. Salvation et élévation il y aura.  « Leur apprendre à chanter ? Non cela je ne le peux, on chante, c’est naturel », déclarait l’un des deux évangélistes absolus de la seconde moitié du XXe siècle (l’autre étant Ernst Haefliger, ils ne sont d’ailleurs guère éloignés, de style, de projection), évoquant ses élèves à l’académie de musique de Vienne, avant de poursuivre : « Mais je peux leur apprendre à dire. » Il leur apprenait plus encore, l’art narratif, la poésie des mots coulés dans les notes, l’éloquence et la méditation.

D’ailleurs, chez lui, le plus viennois des ténors, viennois d’après la guerre, chanter était une affaire de famille. Il avait hérité son art en droite ligne de sa grand-mère, Eva de Lamarque, cantatrice fameuse. Tout gamin, alto chez les Petits Chanteurs de Vienne, la révélation de Bach changea son destin. L’Anschluss, la guerre se passèrent dans ce chœur, où il apprit ce qui manque à tout gamin, la longueur du souffle qui sera un de ses secrets de son art, ses phrases interminables jusqu’à l’intemporel.

Intimement évangéliste

Crédit photo : capture d’écran Youtube

La mue venue, il restera dans les chœurs de Vienne, ceux de la Radio, celui de l’Académie, et puis une fois l’instrument posé, enfin ténor (et au fond ténor mozartien par la grâce du timbre, l’efflorescence naturelle des mots), déjà engagé dans les chœurs du Staatsoper, il sortira du rang en 1957 pour incarner Pedrillo. L’opéra sera son monde, sa haute stature si appariée à la clarté de sa voix le signalant d’évidence en scène. Les emplois de caractères comme les rôles élégiaques en firent au long des années 1960 une silhouette incontournable des scènes viennoises, Jacquino, Saramoucho, Gastone, Monostatos, les silhouettes dans Le Chevalier à la rose, dans Palestrina, quitte à changer en un tour de main costumes et maquillages, tant d’autres (près de quatre-vingts emplois), jusqu’au Peintre de la Lulu de Berg pour Böhm et Schenk, spectacle génial heureusement filmé, et qui révèle en plus d’un chanteur lettré, dominant ce solfège difficile, un acteur transcendant, comme jailli de la pellicule, très en avance sur l’immobilisme de nombre de ses confrères.

Pourtant, si occupé à l’opéra qu’il fut, et s’y dévouant aux créations (Pénélope de Liebermann), le lied comme l’oratorio ne l’avaient jamais quitté. Nikolaus Harnoncourt fut trop heureux de trouver un tel évangéliste, apportant à son discours historiquement informé les abîmes et les révélations des grands évangélistes qui l’avaient précédé. Car si Kurt Equiluz transfigure la narration, son pur art du chant, la ferveur de ses mots, évoquent tout à la fois Koloman von Pataky et Karl Erb, offrant à Harnoncourt ce soupçon de tradition, ce rêve encore romantique où il ancrait sa révolution.

Bach sera désormais le paradis du ténor, pas moins de cent apparitions au long de l’intégrale des cantates partagée entre Leonhardt et Harnoncourt, où le diseur avait autant à œuvrer que le chanteur. Des évangélistes pour tous, du plus intime, celui de l’Oratorio de Noël où il ferait quasi pleurer Harnoncourt d’émotion, au plus terrible, celui de saint Jean, et en tout lieux : à Bâle pour Corboz, à Londres, à Amsterdam, à Vienne toujours. Les disques, les captations vidéos nous le préservent  vivant, n’en restez pas à Bach, cherchez aussi son Voyage d’hiver où il vous prend par la main, vous emmène vers de sombres forets, d’ardents crépuscules.