Hänssler met en avant le chef autrichien dont le legs discographique demeurait, à son image, très discret. S’y révèle une direction lumineuse.

À ÉCOUTER 

« Hans Swarowsky. The Conductor».
Hänssler Profil
PH18061 (11 CD). CHOC

Un philosémite dirige l’Orchestre philharmonique de Cracovie ! Goebbels bondit dans son fauteuil, va l’en chasser, soudain intrigué par les signatures de ceux qui l’ont recommandé à ce poste prestigieux dans une Pologne que les nazis entendent bien épurer : Clemens Krauss et Richard Strauss, pas exactement des ennemis du régime… Typique de l’époque, on n’est ni noir ni blanc, et surtout entre collègues qui s’estiment on essaye de sauver ce qui reste de l’âme. Mais Swarowsky n’était pas allé à Cracovie pour y faire de la musique. Il y aidait discrètement les parents de son épouse, internés dans un camp aux portes de la ville. Goebbels sévit : retour à Vienne où l’on peut mieux surveiller ce personnage ambigu, si apprécié par l’élite musicale viennoise. Impossible d’aller plus loin ; de père inconnu, même si on murmure qu’il put être le fameux Kranz, héritier d’une grande lignée de rabbins et première fortune de l’Empire, d’une mère actrice, un peu juive quand même, qui aura additionné les amants plus que les rôles. Swarowsky se délectait à brouiller les pistes, laissant courir la rumeur qu’il était le fils naturel de l’archiduc Otto Franz Joseph, une beauté en plus ! On ne prête qu’aux riches !

Cet art d’embrouiller – durant la guerre, les nazis ne surent jamais qu’il espionnait à Vienne pour le compte de l’ambassadeur d’Angleterre –, il le laissait au vestiaire dès qu’il montait sur l’estrade. De la clarté partout, du rythme, un sens parfait de la caractérisation en fonction des styles et des époques, et derrière tant de lumières, des ombres, des profondeurs, qui sont celles de la Vienne de Freud, des nouveaux mondes issus des rêves et de la psyché que Schoenberg, Berg et Webern notaient sur les portées, retranscrivant ce tourbillon où les personnages de Schnitzler et de Zweig asphyxient leurs destins dans les ors de Klimt et les traits acérés de Schiele, la volupté et le tragique. C’est de cet autre monde que venait Swarowsky.

La guerre aura détruit tout cela, Vienne elle-même se relevant dans les ruines que filme Carol Reed dans Le Troisième Homme, y survivant par la seule musique. Et certes Swarowsky avait survécu. Lorsque les nazis avaient déclaré la guerre totale, Richard Strauss l’avait caché dans sa villa de Garmisch, le temps que les choses s’apaisent. Le comité de dénazification le fit vite passer de gris à blanc, l’ambassadeur d’Angleterre y veillant. Il n’y avait plus qu’à recommencer. Et Swarowsky recommença, dirigeant les orchestres viennois, participant à la création du Festival de Bregenz, à la première édition depuis la fin de la guerre du Festival de Salzbourg, devenant le chef de l’Orchestre symphonique de Vienne dont le rang des violoncellistes comptait un certain Nikolaus Harnoncourt. Quelques disques, de Vienne à Prague, et un apostolat : imposer celui qu’il considérait comme le grand compositeur viennois oublié, et par les Viennois eux-mêmes, Gustav Mahler, en l’inscrivant, comme Charles Adler, dans ses programmes de concert, en enregistrant la Symphonie n°4 avec l’Orchestre philharmonique tchèque pour Supraphon, mais surtout en portant la bonne parole auprès de ses élèves. Finalement, Swarowsky fut-il juif ? De sang oui, de culture plus encore. Sa passion de la transmission, qui en fit le grand pédagogue de la direction d’orchestre l’affirme. Claudio Abbado lui devra la divulgation de Mahler, choisissant expressément en hommage à cet éveilleur de donner pour son premier concert avec l’Orchestre philharmonique de Vienne la Symphonie «Résurrection». Une légende de sécheresse dévalua son mince legs discographique. Sécheresse, le feu cru qui brûle la Danse des sept voiles de Salomé, la nuit de cauchemar et les paradis agrestes de la Symphonie n°3 de Mahler, l’élan dionysiaque de la 9 de Schubert ? Le formidable coffret de documents sonores assemblés par Hänssler fait rayonner cet art qui aura ignoré les errements de l’histoire.